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7859. — À M. LE MARECHAL DUC DE RICHELIEU.
Par Versoy, pour le château de Ferney, 20 avril.

Je suis enchanté quand vous avez la bonté de m’écrire, mais je ne me plains point quand vous me négligez. Il faudrait que je radotasse cent fois plus que je ne fais pour exiger que mon héros, vice-roi d’Aquitaine, premier gentilhomme de la chambre, entouré d’enfants, de parents, d’amis, d’affaires considérables domestiques et étrangères, eût du temps à perdre avec ce vieux solitaire qui vous sera attaché jusqu’à son dernier moment.

Je m’attendais bien, monseigneur, que les Souvenirs de madame de Caylus vous en rappelleraient beaucoup d’autres. Ils ne disent presque rien ; mais ils rafraîchissent la mémoire sur tout ce que vous avez vu dans votre première jeunesse. Tout est précieux du siècle de Louis XIV, jusqu’aux bêtises du valet de chambre La Porte[1]. Je ne crois pas qu’il y ait un seul nom des personnes dont sa cour était composée qui ne puisse exciter encore de l’attention, non-seulement en France, mais chez les étrangers.

Il faut à présent aller en Russie pour voir de grandes choses. Si on vous avait dit, dans votre enfance, qu’il y aurait à Moscou des carrousels d’hommes et de femmes plus magnifiques et plus galants que ceux de Louis XIV ; si on avait ajouté que les Russes, qui n’étaient alors que des troupeaux d’esclaves, sans habits et sans armes, feraient trembler le Turc dans Constantinople, vous auriez pris ces idées pour des contes des Mille et une Nuits.

L’impératrice me faisait l’honneur de me mander, il n’y a pas quinze jours[2], qu’elle ne manquait et ne manquerait ni d’hommes ni d’argent. Pour des hommes, il y en a en France ; et pour de l’argent, votre contrôleur général doit en avoir, car il nous a pris tout le nôtre. La bombe a crevé sur moi : il m’a pris deux cent mille francs qui faisaient tout mon patrimoine, et que j’avais mis entre les mains de M. de La Borde. Si cet holocauste est utile à l’État, je fais le sacrifice sans murmurer.

J’avais déjà partagé mon bien comme si j’étais mort. Mes besoins se réduiront à peu de chose pour quelques jours que j’ai encore à vivre ; ainsi je ne regrette rien.

Vous avez eu trop de bonté de vous arranger si vite avec ma

  1. Il y a un article tome XIV, page 95.
  2. Il y a un peu plus longtemps (voyez lettres 7755 et 7817) ; ou la lettre est perdue.