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ANNÉE 1766.

presque rien coûté pour l’opprimer, pour lui ravir les aliments et pour faire expirer la vertueuse mère presque dans mes bras : et il en coûte de très-fortes sommes avant qu’on se soit mis seulement en état de lui faire obtenir une ombre de justice. On fait même mille chicanes au généreux de Beaumont pour l’empêcher de publier l’excellent mémoire qu’il a composé en faveur de l’innocence.

On persécute à la fois par le fer, par la corde et par les flammes, la religion et la philosophie. Cinq jeunes gens ont été condamnés au bûcher pour n’avoir pas ôté leur chapeau en voyant passer une procession à trente pas. Est-il possible, madame, qu’une nation qui passe pour si gaie et si polie soit en effet si barbare ? L’Allemagne n’a jamais vu de pareilles horreurs ; elle sait conserver sa liberté et respecter l’humanité. Notre religion est prêchée en France par des bourreaux. Que ne puis-je venir achever à vos pieds le peu de jours qui me restent à vivre, loin d’une si indigne patrie !

C’est moi qui suis le trésorier de ces pauvres Sirven ; on peut tout m’envoyer pour eux. Que votre âme est belle, madame ! qu’elle me console de toutes les abominations dont je suis témoin : Mon cœur est pénétré de la bonté du vôtre. Daignez agréer mon admiration, mon attachement, mon respect pour Vos Altesses sérénissimes. Je n’oublierai jamais la grande maîtresse des cœurs.


6420. — À M.  LE PRINCE DE LIGNE.
Aux eaux de Rolle en Suisse, 22 juillet.

Vous voyez bien, monsieur le prince, par le lieu dont je date, que je ne suis pas le plus jeune et le plus vigoureux des mortels. Mais, en quelque état que je sois, je ressens vos bontés comme si j’avais votre âge. Votre lettre me fait voir que vous êtes aussi philosophe qu’aimable. Né dans le sein des grandeurs, vous faites peu de cas de celles qui ne sont pas dans vous-même, et qu’on n’obtient que par la faveur d’autrui. Il ne vous appartient pas d’être courtisan, c’est à vous qu’il faut faire sa cour ; et vous pouvez jouir assurément de la vie la plus heureuse et la plus honorée, sans en avoir l’obligation à personne.

Je serais bien tenté de vous envoyer un petit écrit[1] sur une aventure horrible, assez semblable à celle des Calas ; mais j’ai craint que le paquet ne fût un peu trop gros ; il est de deux

  1. Relation de la mort du chevalier de La Barre ; voyez tome XXV, page 501.