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dessinât et me gravât une planche assez bizarre, destinée à un petit in-octavo. Il s’agit de représenter trois aveugles qui cherchent à tâtons un âne qui s’enfuit : c’est l’emblème de tous les philosophes qui courent après la vérité. Je me tiens un des plus aveugles, et j’ai toujours couru après mon âne. C’est donc mon portrait que je vous demande ; ne me refusez pas, et aimez toujours le plus vieux, le plus tendre et le plus respectueux de vos anciens camarades.


6284. — DE M.  D’ALEMBERT[1].
À Paris, ce 3 mars.

Il y a un siècle, mon cher et illustre maître, que je ne vous ai demandé de vos nouvelles et donné des miennes. Vous voulez savoir comment je me porte ? médiocrement, avec un estomac qui a bien de la peine à digérer ; ce que je fais ? bien des choses à la fois, géométrie, philosophie et littérature ; je travaille à la dioptrique (non pas à celle de l’abbé de Molières, qui prouvait par la dioptrique la vérité de la religion chrétienne) ; à différents éclaircissements que je prépare sur mes éléments de philosophie, et dans lesquels je touche délicatement à des matières délicates ; à un supplément assez intéressant pour l’ouvrage sur la Destruction des jésuites ; enfin à quelques autres broutilles : voilà mes occupations. Vous voulez savoir si j’irai m’établir en Prusse ? non, assurément ; ni ma santé, ni mon amour pour l’indépendance, ni mon attachement pour mes amis, ne me le permettent ; si je resterai à Paris ? oui, tant que j’y serai forcé par mon peu de fortune, qui me rend nécessaire l’assiduité aux académies. Mais, si je devenais plus à mon aise, j’irais m’enfermer dans quelque campagne, où je vivrais seul, heureux, et affranchi de toute espèce de contrainte. Vous devez juger par cette manière de penser que je suis bien éloigné du mariage, quoique les gazettes m’aient marié. Eh ! mon Dieu ! que deviendrais-je avec une femme et des enfants ? La personne à laquelle on me marie (dans les gazettes) est à la vérité une personne respectable par son caractère[2], et faite, par la douceur et l’agrément de sa société, pour rendre heureux un mari ; mais elle est digne d’un établissement meilleur que le mien, et il n’y a entre nous ni mariage ni amour, mais de l’estime réciproque, et toute la douceur de l’amitié. Je demeure actuellement dans la même maison qu’elle, où il y a d’ailleurs dix autres locataires ; voilà ce qui a occasionné le bruit qui a couru. Je ne doute pas d’ailleurs qu’il n’ait été appuyé par Mme  du Deffant, à laquelle on dit que vous écrivez de belles lettres (je ne sais pas pourquoi). Elle sait bien qu’il n’en est rien de mon mariage ; mais elle voudrait faire

  1. Réponse à la lettre 6240.
  2. Julie-Jeanne-Éléonore de Lespinasse, née à Lyon en 1732, morte le 18 mai 1776.