Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6240

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 188-189).

6240. — À M. D’ALEMBERT.
20 janvier.

Mon grand philosophe, mon frère et mon maître, vous êtes un sage, et Jean-Jacques est un fou ; il a été fou à Genève, à Paris, à Motiers-Travers, à Neuchâtel ; il sera fou en Angleterre, à Port-Mahon, en Corse, et mourra fou. Or la folie fait grand tort à la philosophie, et c’est de quoi j’ai le cœur navré.

Je vous envoie les plats vers dont vous me parlez[1] ; ils sont encore moins plats que tous ceux qu’on a faits et fera sur ce sujet. Mon maudit aumônier, ex-jésuite imbécile, les avait portés à Genève, et on les a imprimés. J’ai retiré les exemplaires que j’ai pu trouver, parce que je ne veux pas qu’on me reproche d’avoir préféré Henri IV à sainte Geneviève. Henri IV n’a fait que sauver le royaume ; il n’a été que l’exemple des rois ; et sainte Geneviève, qui servait un boulanger, le vola à bonne intention. J’avoue donc mon extrême faute d’avoir donné la préférence à mon Henri sur ma Geneviève. Brûlez mes vers, et qu’il n’en soit plus parlé.

Quoi donc ! est-ce que frère Damilaville ne vous a pas dit qu’un certain duc[2], ministre, avait sollicité votre pension, ne sachant pas si elle était forte ou faible ? Il faut pourtant que vous le sachiez ; il faut que vous sachiez encore que, tout duc et tout ministre qu’il est, il a fait de très-belles et très-généreuses actions. Il a ou le malheur de protéger Palissot, j’en conviens ; mais Palissot était le fils d’un homme qui avait fait les affaires de sa maison en Lorraine.

Le grand point, c’est que les sages ne soient pas persécutés, et certainement ce ministre ne sera jamais persécuteur. Dieu nous préserve des bigots ! ce sont ces monstres-là qui sont à craindre.

Vous ne me mandez point ce que vous faites, où vous êtes, comment va votre santé, si vous êtes content, si vous resterez à Paris, si vous travaillez à quelque ouvrage ; je m’intéresse pourtant très-vivement à tout cela.

Les tracasseries de Genève m’amusent ; mais je suis si malade qu’elles ne m’amusent guère. Je m’en vais mon grand chemin de l’autre monde, ce pays dont jamais aucun voyageur n’est revenu, comme dit Gilles Shakespeare. Faut-il que je meure sans savoir au juste si Poissonnier a dessalé l’eau de la mer ? cela serait bien cruel. Adieu ; je ne sais qui avait plus raison de Démocrite ou d’Héraclite dans le meilleur des mondes possibles. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.

  1. l’Épître à Henri IV.
  2. Le duc de Choiseul ; voyez lettre 6215.