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6224. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Berlin, 8 janvier.

Non, il n’est point de plus plaisant vieillard que vous. Vous avez conservé toute la gaieté et l’aménité de votre jeunesse. Votre Lettre sur les miracles m’a fait pouffer de rire. Je ne m’attendais pas à m’y trouver, et je fus surpris de m’y voir placé entre les Autrichiens et les cochons[1]. Votre esprit est encore jeune, et, tant qu’il restera tel, il n’y a rien à craindre pour le corps. L’abondance de cette liqueur qui circule dans les nerfs et qui anime le cerveau prouve que vous avez encore des ressources pour vivre.

Si vous m’aviez dit, il y a dix ans, ce que vous dites en finissant votre lettre[2], vous seriez encore ici. Sans doute que les hommes ont leurs faiblesses[3], sans doute que la perfection n’est point leur partage ; je le ressens moi-même, et je suis convaincu de l’injustice qu’il y a d’exiger des autres ce qu’on ne saurait accomplir, et à quoi soi-même on ne saurait atteindre. Vous deviez commencer par là ; tout était dit, et je vous aurais aimé avec vos défauts, parce que vous avez assez de grands talents pour couvrir quelques faiblesses.

Il n’y a que les talents qui distinguent les grands hommes du vulgaire. On peut s’empêcher de commettre des crimes ; mais on ne peut corriger un tempérament qui produit de certains défauts, comme la terre la plus fertile, en même temps qu’elle porte le froment, fait éclore l’ivraie. L’inf…[4] ne donne que des herbes venimeuses : il vous est réservé de l’écraser avec votre redoutable massue, avec le ridicule que vous répandez sur elle, et qui porte plus de coups que tous les arguments[5]. Peu d’hommes savent raisonner, tous craignent le ridicule.

Il est certain que ce que l’on appelle honnêtes gens en tout pays commence à penser. Dans la superstitieuse Bohême en Autriche, ancien siège du fanatisme, les personnes de mise commencent à ouvrir les yeux. Les images des saints n’ont plus ce culte dont elles avaient joui autrefois. Quelques barrières que la cour oppose à l’entrée des bons ouvrages, la vérité perce, nonobstant toutes ces sévérités[6]. Quoique les progrès ne soient pas

  1. C’est dans la quatorzième de ses Lettres sur les miracles (voyez tome XXV, papes 420-5) que Voltaire parle du roi de Prusse sous le titre de comte de Neuchâtel, et de la métamorphose des compapnons d’Ulysse.
  2. Cette lettre de Voltaire est perdue.
  3. Allusion à une lettre de Voltaire, du 21 décembre 1765, qui est perdue, et où se trouvaient les mots suivants, que nous tirons de la traduction allemande, et que nous retraduisons ainsi : « Vous parlez de mes faiblesses ; oubliez-vous que je suis homme ? » (Note de l’édition Preuss.)
  4. « La superstition. » (Édition de Berlin.)
  5. « Et qui porte coup plus que tous les arguments. » (Ibid.)
  6. « Toutes ces précautions. » (Ibid.)