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sont déjà restitués, et je les ai envoyés à Lekain, à qui je vous prie de faire tenir ce nouveau brimborion[1].

Comme il faut a son ami montrer son injustice, vous croyez donc me montrer la mienne en prenant partie contre les filles[2], et vous trouvez bon qu’on les empêche d’aller où vous savez, c’est-à-dire en Russie ? Je conçois bien qu’il n’est pas permis d’enrôler des soldats et de débaucher des manufacturiers ; mais je vous assure que les filles majeures ont le droit de voyager, et que la manière dont on en a usé avec un seigneur envoyé par Catherine est directement contre les lois divines, humaines, et même genevoises. J’en ai été d’autant plus piqué que M. le comte de Schouvalow, très-intéressé dans cette affaire, était alors chez moi.

Je vous assure de plus que je n’ai jamais vécu avec les membres du conseil de la parvulissime république de Genève : car, excepté les Tronchin et deux ou trois autres, ce tripot est composé de pédants du xvie siècle. Il y a beaucoup plus d’esprit et de raison dans les autres citoyens. Au reste, vient chez moi qui veut, je ne prie personne ; Mme  Denis fait les honneurs, et moi je reste dans ma chambre, condamné à souffrir ou à barbouiller du papier ; les visites me feraient perdre mon temps ; je n’en rends aucune, Dieu merci. Les belles et grandes dames, les pairs, les intendants même, se sont accoutumés à ma grossièreté. Il n’est pas en moi de vivre autrement, grâce à ma vieillesse et à mes maladies.

Mme  la comtesse d’Harcourt se fera porter dans un lit à la suite de Tronchin. Elle pouvait se remuer quand elle vint ici, elle ne se remue plus ; on déposera son lit sous des hangars ou des remises, de cabaret en cabaret, jusqu’à Paris. Je voudrais bien en faire autant qu’elle, uniquement pour vous faire ma cour, et pour jouir de la consolation de vous revoir. Mon cœur vous l’a dit cent fois, et il est dur de mourir sans avoir causé avec vous. Mais j’ai avec moi un parent[3] qui, quoique jeune, est réduit à un état pire, sans comparaison, que celui de Mme  d’Harcourt. Il a besoin de nos secours journaliers. Comment l’abandonner ? comment laisser ma petite Corneille grosse de six mois ? Je me dis, pour m’étourdir : Ce sera pour l’année qui vient ; belle chimère ! l’année qui vient je serai mort, et les dévots riront bien quand je serai damné.

  1. Le feuillet contenant les corrections.
  2. Voyez les lettres 6118 et 6132.
  3. Daumart.