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me paraisse aussi vrai que hardi, quoiqu’il respire la morale la plus pure, les hommes sont si sots, si méchants, les dévots sont si fanatiques, que je serais sûrement persécuté.

Cet ouvrage, que je crois très-utile, ne sera jamais de moi ; je n’en ai envoyé à personne ; j’ai même de la peine à en faire venir quelques exemplaires pour moi-même. Dès que j’en aurai, je vous en ferai parvenir ; mais par quelle voie ? je n’en sais rien. Tous les gros paquets sont saisis à la poste. Les ministres n’aiment pas qu’on envoie sous leur nom des choses dont on peut leur faire des reproches ; il faut attendre l’occasion de quelques voyageurs.

Je suis indigné qu’un homme qui avait le sens commun[1] ait passé les cinq dernières heures de sa vie avec un prêtre ; deux minutes suffisaient. S’il faut payer chez vous ce tribut à l’usage, on doit acquitter cette dette le plus vite qu’il est possible. Je vous prie de dire à M. le président Hénault combien je regrette son ami.

Mais si nous avions eu le malheur de perdre M. Hénault, aurait-il fallu écrire à M. d’Argenson ? Je n’ai point écrit à son fils, parce que son fils ne m’écrirait pas sur la mort de son père.

Savez-vous, madame, qu’il m’en coûte infiniment d’écrire ? Je vois à peine mon papier, et je suis très-malade. Je vous écris parce que vous vous croyez très-malheureuse, et que vous avez une âme forte à qui je dis quelquefois des vérités fortes ; parce que vous m’avez dit quelquefois que mes lettres vous consolaient un moment ; parce que j’aime à vous parler des malheurs de la vie humaine, des préjugés qui l’empoisonnent, et des horreurs ridicules dont on accompagne la mort.

Soyons philosophes au moins dans nos derniers jours ; ne les employons pas à nous sacrifier aux vanités du monde, à suivre des fantômes, à nous éviter nous-mêmes, à nous prodiguer au dehors, à nous repaître de vent. Vivez, philosophez avec vos amis ; qu’ils trompent le temps avec vous ; qu’ils égayent avec vous le chagrin secret de la vieillesse ; qu’ils vivent pour eux et pour vous.

Adieu, madame ; je vous aime de loin, et je vous aimerais encore plus de près.

  1. Marc-Pierre d’Argenson ; voyez lettres 5753 et 5780.