Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5780

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 335-337).

5780. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 4 octobre.

Vous ne voulez donc pas absolument, mon cher maître, être l’auteur de cette abomination alphahétique qui court le monde, au grand scandale des Garasses de notre siècle ? Vous avez assurément bien raison de ne vouloir pas être soupçonné de cette production d’enfer ; et je ne vois pas d’ailleurs sur quel fondement on pourrait vous l’imputer. Il est évident, comme vous dites, que l’ouvrage est de différentes mains ; pour moi, j’en ai reconnu au moins quatre, celles de Belzébuth, d’Astaroth, de Lucifer, et d’Asmodée ; car le docteur angélique[1], dans son Traité des anges et des diables, a très-bien prouvé que ce sont quatre personnes différentes, et qu’Asmodée n’est pas consubstantiel à Belzébuth et aux autres. Après tout, puisqu’il faut bien trois pauvres chrétiens[2] pour faire le Journal chrétien (car ils sont tout autant à cette édifiante besogne), je ne vois pas pourquoi il faudrait moins de trois ou quatre pauvres diables pour faire un Dictionnaire diabolique. Il n’y a pas jusqu’à l’imprimeur qui ne soit aussi un pauvre diable, car assurément il n’a su ce qu’il faisait, tant l’ouvrage est misérablement imprimé. Soyez donc tranquille, mon cher et illustre confrère, et surtout n’allez pas faire comme Léonard de Pourceaugnac, qui crie[3] : Ce n’est pas moi, avant qu’on songe à l’accuser. Il me parait d’ailleurs que l’auteur, quel qu’il soit, n’a rien à craindre ; les pédants à petit rabat n’ont pas le haut du pavé ; les pédants à grand rabat sont allés planter leur choux[4]. L’ouvrage, quoique peu commun, passe de main en main sans bruit et sans scandale ; on le lit, on a du plaisir, et on fait le signe de la croix pour empêcher que le plaisir ne soit trop grand, et tout se passe fort en douceur. Il y a pourtant une femme de par le monde qui, se trouvant offensée de ce que l’auteur ne lui a pas envoyé cet ouvrage, assure que c’est un chiffon posthume de Fontenelle, parce que l’auteur, en parlant de l’amour, dit (avec beaucoup de justesse, selon moi) que c’est l’étoffe de la nature que l’imagination a brodée[5]. Pour moi, je trouverais cette phrase très-bien, quand même l’abbé Trublet serait de mon avis. Je ne vous nomme point cette femme ; mais vous la connaissez de reste, et vous êtes, après Fréron, la personne qu’elle estime le plus[6]. Les lettres que vous avez la bonté de lui écrire ne l’empêchent pas de prendre grand plaisir à celles de l’Année littéraire, dentelle goûte fort les gentillesses, qui à la vérité ne sont pas du Fontenelle. Ah, mon cher maître ! que les lettres et la philosophie ont d’ennemis ! Les ennemis publics et découverts ne sont rien : ceux-là, on les secoue et on les écrase ; ce sont les ennemis cachés et puissants, ce sont les faux amis qui sont à craindre. Je me pique de savoir démêler un peu les uns et les autres, et assurément ils ne peuvent pas se vanter de m’avoir pris pour dupe. Votre contemporain d’Argenson est mort assez joliment[7] : une heure avant que d’expirer, il disait à son curé, qui lui parlait de sacrements : Cela ne presse pas. On dit pourtant qu’il a eu l’extrême-onction ; grand bien lui fasse ! C’est un homme que les gens de lettres doivent regretter ; du moins il ne les haïssait pas.

Ma bonne amie de Russie[8] vient de faire imprimer un grand manifeste sur l’aventure du prince Ivan, qui était en effet, comme elle le dit, une espèce de bête féroce. Il vaut mieux, dit le proverbe, tuer le diable que le diable ne nous tue. Si les princes prenaient des devises comme autrefois, il me semble que celle-là devrait être la sienne. Cependant il est un peu factieux d’être obligé de se défaire de tant de gens, et d’imprimer ensuite qu’on en est bien fâché, mais que ce n’est pas sa faute. Il ne faut pas faire trop souvent de ces sortes d’excuses au public. Je conviens avec vous[9] que la philosophie ne doit pas trop se vanter de pareils élèves ; mais que voulez-vous ? il faut aimer ses amis avec leurs défauts. Adieu, mon cher et illustre philosophe ; c’est dommage que le papier me manque, car je suis en train de bien dire : aussi mon estomac va-t-il mieux. On cherche le siège de l’âme, c’est à l’estomac qu’il est.

P. S. À propos, j’oublie de vous dire que vous n’avez point écrit au président Hénault, qui vous a envoyé son portrait ; cela est assez mal, surtout quand on a eu le temps d’écrire à Mme du Deffant.

  1. Saint Thomas d’Aquin.
  2. Les abbés Trublet, Joannet, et Dinouart.
  3. Monsieur de Pourceaugnac, acte II, scène v.
  4. Les membres du parlement allaient passer dans leurs terres le temps des vacances.
  5. Voyez tome XVII, page 172.
  6. C’était la marquise du Déffant.
  7. On avait fait d’autres rapports à Voltaire ; voyez les lettres 5759 et 5767.
  8. Catherine II ; son manifeste est dans le Journal encyclopédique du 1er octobre 1764.
  9. voyez lettre 5764.