Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5781

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 337-338).

5781. — À M. BORDES.
Aux Délices, 6 octobre.

Mme Cramer m’a parlé, monsieur, d’une comédie[1] remplie d’esprit et de bonnes plaisanteries. Si vous voulez quelque jour en gratifier le petit théâtre de Ferney, les acteurs et actrices tâcheront de ne point gâter un si joli ouvrage. Je serai spectateur : car, à mon âge de soixante et onze ans, j’ai demandé mon congé, comme le vieux bonhomme Sarrazin[2]. Il me paraît impossible qu’avec l’esprit que vous avez vous n’ayez pas fait une très-bonne pièce ; j’ai vu de vous des choses charmantes dans plus d’un genre. Nous vous promettons le secret, et nous remplirons, Mme Denis et moi, toutes les conditions que vous nous imposerez.

Permettez-moi de vous parler d’un livre nouveau qu’on m’attribue très-mal à propos ; il est intitulé Dictionnaire philosophique. L’auteur est un jeune homme assez instruit, nommé Dubut. C’était un apprenti prêtre qui a renoncé au métier, et qui paraît assez philosophe. Comme on prétend qu’il n’est plus permis en France de l’être, je serais très-fâché qu’on imprimât cet ouvrage à Lyon, car je m’intéresse fort à ce pauvre M. Dubut. Pourriez-vous avoir la bonté de me dire si en effet on imprime le Dictionnaire philosophique dans votre ville ? au moins Dubut enverrait un errata. Il dit qu’il s’est glissé des fautes intolérables dans l’édition qui se débite. Il serait mieux qu’on n’imprimât pas ce livre ; mais si on s’obstine à en faire une seconde édition, Dubut souhaite qu’elle soit correcte. Il implore votre médiation, et je me joins à lui.

Le marquis d’Argens vient d’imprimer à Berlin le Discours de l’empereur Julien contre les Galilèens[3], discours à la vérité un peu faible, mais beaucoup plus faiblement réfuté par saint Cyrille.

Vous voyez qu’on ose dire aujourd’hui bien des choses auxquelles on n’aurait osé penser il y a trente années. Des amis du genre humain font aujourd’hui des efforts de tous côtés pour inspirer aux hommes la tolérance, tandis qu’à Toulouse on roue un homme pour plaire à Dieu, qu’on brûle des Juifs en Portugal, et qu’on persécute en France des philosophes.

Adieu, monsieur ; n’aurai-je donc jamais le plaisir de vous revoir ? Je vous avertis que, si vous ne venez point à Ferney, je me traînerai à Lyon avec toute ma famille. Je vous embrasse en philosophe, sans cérémonie, et de bon cœur.

  1. Les œuvres de Bordes contiennent six comédies. C’est peut-être de celle qui est intitulée le Retour de Paris que parle Voltaire.
  2. Acteur de la Comédie française ; voyez tome XXXIV, page 40.
  3. Voyez tome XXV, page 178 ; et XXVIII, 1.