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ratrice, d’être élu roi comme il s’en flattait[1]. On prétend qu’il y aura un peu de trouble au fond du Nord, pendant que mon héros fait régner la paix et les plaisirs dans son beau duché d’Aquitaine. Continuez cette douce vie, et daignez vous ressouvenir avec bonté de votre vieux courtisan redevenu aveugle, qui vous présente son tendre et profond respect.


5753. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
À Ferney, 31 auguste.

J’apprends, madame, que vous avez perdu M. d’Argenson[2]. Si cette nouvelle est vraie, je m’en afflige avec vous. Nous sommes tous comme des prisonniers condamnés à mort, qui s’amusent un moment sur le préau jusqu’à ce qu’on vienne les chercher pour les expédier. Cette idée est plus vraie que consolante. La première leçon que je crois qu’il faut donner aux hommes, c’est de leur inspirer du courage dans l’esprit : et puisque nous sommes nés pour souffrir et pour mourir, il faut se familiariser avec cette dure destinée.

Je voudrais bien savoir si M. d’Argenson est mort en philosophe ou en poule mouillée[3]. Les derniers moments sont accompagnés, dans une partie de l’Europe, de circonstances si dégoûtantes et si ridicules qu’il est fort difficile de savoir ce que pensent les mourants. Ils passent tous par les mêmes cérémonies. Il y a eu des jésuites assez impudents pour dire que M. de Montesquieu était mort en imbécile, et ils s’en faisaient un droit pour engager les autres à mourir de même.

Il faut avouer que les anciens, nos maîtres en tout, avaient sur nous un grand avantage ; ils ne troublaient point la vie et la mort par des assujettissements qui rendent l’une et l’autre funestes. On vivait, du temps des Scipion et des César, on pensait, et on mourait comme on voulait ; mais pour nous autres, on nous traite comme des marionnettes.

Je vous crois assez philosophe, madame, pour être de mon avis. Si vous ne l’êtes pas, brûlez ma lettre ; mais conservez-moi toujours un peu d’amitié pour le peu de temps que j’ai encore à ramper sur le tas de boue où la nature nous a mis.

  1. Il fut élu ; voyez page 305.
  2. Marc-Pierre ; voyez la note, tome XXXVI, page 212.
  3. Par la lettre du 21 septembre, on voit qu’il passa les cinq dernières heures de sa vie avec un prêtre. Cependant d’Alembert dit qu’il est mort assez joliment voyez ci-après, lettre 5780. (B.)