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5728. — À M.  PALISSOT.
Juillet.

Votre lettre, monsieur, est pleine de goût et de raison ; vous connaissez votre siècle, et vous le peignez très-bien. Les sentiments que vous voulez bien me témoigner me flattent d’autant plus qu’ils partent d’un esprit très-éclairé. Vous méritiez d’être l’ami de tous les philosophes, au lieu d’écrire contre les philosophes. Je vous répète encore[1] que j’aurais voulu surtout que vous eussiez épargné M. Diderot ; il a été persécuté et malheureux : c’est une raison qui devrait le rendre cher à tous les gens de lettres.

M. de Marmontel s’est trouvé dans le même cas. C’est contre les délateurs et les hypocrites qu’il faut s’élever, et non pas contre les opprimés. Je pardonne à Guillaume Vadé et à Jérôme Carré de s’être un peu moqués des ennemis de la raison et des lettres ; je trouve même fort bon que quand un évêque fait un libelle impertinent sous le nom d’Instruction pastorale[2], on tourne monseigneur en ridicule ; mais nous ne devons pas déchirer nos frères. Il me paraît affreux que des gens de la même communion s’acharnent les uns contre les autres. Le sort des gens de lettres est bien cruel : ils se battent ensemble avec les fers dont ils sont chargés[3]. Ce sont des damnés qui se donnent des coups de griffes. Maître Aliboron, dit Fréron, a commencé ce beau combat. Je veux bien que tous les oiseaux donnent des coups de bec à ce hibou, mais je ne voudrais pas qu’ils s’arrachassent les plumes en fondant sur la bête. Le Crevier dont vous avez parlé est un cuistre fanatique, qui a écrit un livre impertinent contre le présent de Montesquieu[4]. Tous les gens de bien vous auraient embrassé, si vous n’aviez frappé que de telle canaille. Je ne sais pas comment vous vous tirerez de tout cela, car vous voilà brouillé avec les philosophes et les anti philo-

  1. Voyez la lettre 5610.
  2. L’archevêque d’Auch, J. -F. de Montillet, avait publié, en janvier 1764, une Instruction pastorale contre laquelle Voltaire imprima, en 1766, une Lettre pastorale ; voyez tome XXV, pages 268 et 469.
  3. Voltaire avait dit, dans la troisième partie de son poëme sur la Loi naturelle (voyez tome IX) :

    Je crois voir des forçats dans un cachot funeste,
    Se pouvant secourir, l’un sur l’autre acharnés,
    Combattre avec le fer dont ils sont enchaînés.

  4. Observations sur le livre de l’Esprit des Lois, 1763, in-12.