Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5610

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 176-177).

5610. — À M.  PALISSOT.
Ferney, 4 avril.

Je n’avais pas envie de rire, monsieur, quand vous m’envoyâtes votre petite drôlerie[1]. J’étais fort malade. Mon aumônier, qui est, ne vous déplaise, un jésuite[2] ne me quittait point. Il me faisait demander pardon à Dieu d’avoir manqué de charité envers Fréron et Lefranc de Pompignan, et d’avoir raillé l’abbé Trublet, qui est archidiacre. Il ne voulait pas permettre que je lusse votre Dunciade. Il disait que je retournerais infailliblement à mes premiers péchés si je lisais des ouvrages satiriques. Je fus donc obligé de vous lire à la dérobée. J’ai le bonheur de ne connaître aucun des masques dont vous parlez dans votre poëme. J’ai seulement été affligé de voir votre acharnement contre M. Diderot, qu’on dit être aussi rempli de mérite et de probité que de science, qui ne vous a jamais offensé, et que vous n’avez jamais vu. Je vous parle bien librement ; mais je suis si vieux qu’il faut me pardonner de vous dire tout ce que je pense. Je n’ai plus que ce plaisir-là. Il est triste de voir les gens de lettres se traiter les uns les autres comme les parlements en usent avec les évêques, les jansénistes avec les molinistes, et la moitié du monde avec l’autre. Ce monde-ci n’est qu’un orage continuel : sauve qui peut ! Quand j’étais jeune, je croyais que les lettres rendaient les gens heureux ; je suis bien détrompé ! Il faut absolument que nous demandions tous deux pardon à Dieu, et que nous fassions pénitence. Je consens même d’aller en purgatoire, à condition que Fréron sera damné.

  1. Cette expression de Molière (Bourgeois gentilhomme, acte I, scène ii) désigne ici la Dunciade, poëme de Palissot, dont la première édition, qui n’a que trois chants, parut en 1764 ; voyez page 164.
  2. Adam.