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sécuté, et qui, selon toutes les apparences, n’a plus que peu de jours à vivre[1].

Pour ce que je vous ai demandé[2], je vous avoue que je l’ai toujours très-fort dans l’esprit ; soit prose, soit vers, tout m’est égal. Il faut un monument pour éterniser cette vertu si pure, si rare, et qui n’a pas été assez généralement connue. Si j’étais persuadé de bien écrire, je n’en chargerais personne ; mais, comme vous êtes certainement le premier de notre siècle, je ne puis m’adresser qu’à vous.

Pour moi, je suis sur le point de recommencer ma maudite vie errante. Souvent il m’arrive de recevoir des lettres de Berlin vieilles de six mois : ainsi je ne fais pas état de recevoir sitôt votre réponse ; mais j’espère que vous n’oublierez point un ouvrage qui sera de votre part un acte de reconnaissance. Adieu.


Fédéric.

3795. — À M.  FORMEY.
Au château de Tournay, par Genève, 3 mars.

J’ai reçu votre lettre avec un très-grand plaisir, monsieur ; je me sers, pour vous répondre sans qu’il vous en coûte de frais, de la voie des mêmes négociants qui envoient mes paquets au Salomon et à l’Alexandre du Nord. Il se pourrait bien faire que ce paquet-ci tombât entre les mains de quelques housards, car le champ des horreurs est déjà ensanglanté dans le meilleur des mondes possibles[3] ; mais on ne verra dans mes paquets que de quoi rire ; je ne me mêle point, Dieu merci, des affaires des rois, et je me contente de plaindre les peuples.

J’ai fort connu le meurtrier Manstein dont vous me parlez. Dieu veuille avoir son âme ! C’était un vigoureux alguazil ; il avait arrêté le général Munich, et s’était battu avec lui à coups de poing, pour le service de sa gracieuse impératrice. Il s’enfuit, quelque temps après, du beau pays de la Russie pour venir dans votre sablonnière. Il me montra des Mémoires de Russie[4], que je corrigeai à Potsdam. Pendant que nous étions occupés à cette besogne, le roi m’envoya des vers par un coureur. Manstein, impatient de voir que je préférais les vers de Frédéric à la prose de Manstein, s’en plaignit au modeste Maupertuis, lequel, encore

  1. Maupertuis mourut le 27 juillet 1759 à Bâle.
  2. Une pièce de vers sur la mort de la margrave de Baireuth ; voyez lettre 3755.
  3. Voltaire a déjà employé cette expression en 1755 ; voyez tome XXXVIII, page 518. Il l’a souvent répétée, en 1759, dans Candide.
  4. Mémoires historiques, politiques et militaires sur la Russie, par le général de Manstein, nouvelle édition ; Lyon, 1772, deux volumes in-8o ; la première édition est de Leipsick, 1771, un volume in-8o.