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ANNÉE 1758.

pédie ; j’ai même travaillé à une cinquantaine d’articles qu’on a bien voulu me confier ; je ne me suis point rebuté de la futilité des sujets qu’on m’abandonnait, ni du dégoût mortel que m’ont donné plusieurs articles de cette espèce, traités avec la même ineptie qu’on écrivait autrefois le Mercure galant, et qui déshonorent un monument élevé à la gloire de la nation. Personne ne s’est intéressé plus vivement que moi à M. Diderot et à son entreprise. Plus cet intérêt est ardent, plus j’ai dû être outré de son procédé.

Je ne suis pas moins affligé de ce qu’il m’écrit enfin au bout de deux mois. Des engagements avec des libraires ! Est-ce bien à un grand homme tel que lui à dépendre des libraires ? C’est aux libraires à attendre ses ordres dans son antichambre. Cette entreprise immense vaudra donc à M. Diderot environ 30,000 livres ! Elle devait lui en valoir 200,000 (j’entends à lui et à M. d’Alembert, et à une ou deux personnes qui les secondent) ; et s’ils avaient voulu seulement honorer le petit trou de Lausanne de leurs travaux, je leur aurais fait mon billet de 200,000 livres ; et, s’ils étaient assez persécutés et assez déterminés pour prendre ce parti, en s’arrangeant avec les libraires de Paris, on trouverait bien encore le moyen de finir l’ouvrage avec une honnête liberté et dans le sein du repos, et avec sûreté pour les libraires de Paris et pour les souscripteurs. Mais il n’est pas question de prendre un parti si extrême, qui cependant n’est pas impraticable, et qui ferait honneur à la philosophie.

Il est question de ne pas se prostituer à de vils ennemis de ne pas travailler en esclaves des libraires et en esclaves des persécuteurs ; il s’agit d’attirer pour soi-même et pour son ouvrage la considération qu’on mérite. Pour parvenir à ce but essentiel que faut-il faire ? Rien ; oui, ne rien faire, ou paraître ne rien faire pendant six mois, pendant un an. Il y a trois mille souscripteurs ; ce sont trois mille voix qui crieront : « Laissez travailler avec honneur ceux qui nous instruisent et qui honorent la nation. » Le cri public rendra les persécuteurs exécrables. Vous me mandez, mon cher et respectable ami, que monsieur le procureur général[1] a été très-content du septième volume : c’est deja une bonne sûreté. L’ouvrage est imprimé avec approbation et privilège du roi ; il ne faut donc pas soutTrir qu’un misérable[2]

  1. Guil.-Fr.-L. Joly de Fleury, né en 1710 ; frère aîné d’Omer Joly de Fleury nomme maître Omer de Fleury dans la lettre du 1er octobre 1759. (Cl.)
  2. Le jésuite Le Chapelain ; voyez page 396.