Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3935

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 180-182).

3935. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 1er octobre.
à mon cher ange.

Il saura que, sur ses ordres, on transcrit à force la Chevalerie, et qu’on l’enverra incessamment, comme affaire du conseil, à M. de Courteilles. Pour la Femme qui a raison, patience, s’il vous plaît ; ce serait deux femmes qui auraient raison en un jour, et c’est trop à la comédie. Pour Mme Scaliger, qui fait la troisième, elle verra qu’on a été en tous les points de l’avis de ses remontrances. Au reste, nous jouons après-demain Mérope sur mon petit théâtre vert et or[1]. Vous voyez bien, mes divins anges, qu’en faisant le rôle de Narbas, faisant bâtir, faisant mes vendanges, et faisant battre en grange, je ne peux guère songer à la Femme qui a raison.


à m. de chauvelin, l’ambassadeur.

Si Son Excellence prend ce chemin de Genève, nous tâcherons de lui donner la Chevalerie, sur mon théâtre grand comme la main ; et, si elle lui plaît, nous serons bien fiers. Tous les spectateurs feront serment de n’en point parler, et je réponds que Paris n’en saura rien. Nous voudrions seulement savoir quand monsieur l’ambassadeur passera par chez nous. Je lui réitère les plus tendres remerciements.


à m. de chauvelin, l’intendant.

Puisque ma sangsue[2] ne sert qu’à le faire rire, je m’accommode sérieusement avec elle ; j’aime à payer ce qui est dû, mais injustice et rapacité révoltent ma bile, et l’allument. Je suppose que M. de Chauvelin a toujours la rage du bien public.


à m. de chauvelin[3], l’abbé.

Qu’il soit averti que les remontrances du parlement n’ont réussi dans aucun pays de l’Europe. Il est triste d’avoir la guerre contre les Anglais ; mais, puisqu’ils nous battent, il faut bien que nous payions l’amende.


à maitre omer de fleury.

À qui en avez-vous, maître Omer ? Votre frère l’intendant[4] est aimable ; mais quelle fureur avez-vous d’être un petit Anitus ? On se moque de vous, et de vos discours, et de vos dénonciations. Mon Dieu, que cela est bête !

Somme totale. — Le sens commun paraît exilé de France, mais il réside chez mes anges avec la bonté et l’esprit.

N. B. Comment pourrons-nous parler de ces grands chevaliers, et dire que


Tout Français est à craindre · · · · · · · · · ·

(Tancrède, acte I, scène i.)
tandis que tout le monde nous donne sur les oreilles ? Ah ! mon divin ange, que j’ai bien fait de me composer une petite destinée indépendante ! que j’ai bien choisi mes retraites ! que je m’y moque du genre humain !

Atque metus omnes, strepitumque Acherontis avari
Subjicio pedibus[5].


Mais mon refrain, mon triste refrain, est toujours que je mourrai sans avoir revu mon cher ange. Il n’y a pas d’apparence que je revienne dans le pays des Anitus[6] et des Fréron. Je suis continuellement partagé entre le bonheur extrême dont je jouis, et la douleur de votre absence.

  1. Son théâtre de Tournay ; voyez lettre 3956.
  2. Voyez la lettre 3923.
  3. Voyez la note, tome XXXVI, page 523.
  4. Voyez la note, tome XXXVIII, page 409.
  5. Voyez les vers 491 et 492 du livre II des Géorgiques.
  6. Par le nom d’Anitus, persécuteur de Sociate, Voltaire désigne l’avocat général Fleury, persécuteur des philosophes.