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cela est horrible. Comment puis-je, encore une fois, travailler à mes Chinois et à mes Tartares, dans cette crainte perpétuelle, dans les soins qu’il me faut prendre pour prévenir cette malheureuse édition, et dans la douleur de voir que mes soins seront inutiles ? La personne[1] qui m’avait juré que la copie qu’elle avait ne sortirait jamais de ses mains, l’a pourtant confiée à Darget, dans le temps que j’étais en France, croyant que Darget ne manquerait pas de l’imprimer, et qu’alors je serais forcé de lui demander un asile ; voilà sa conduite, voilà le nœud de tout, Darget m’a avoué lui-même, dans la lettre qu’il vient de m’écrire[2], que cette personne lui avait donné ce malheureux manuscrit. Il l’a lu publiquement à Vincennes, et aurait fait tout aussi bien de ne le pas lire ; d’autant plus que, si cet ouvrage est jamais imprimé, on serait en droit de s’en plaindre à lui. M. l’abbé de Chauvelin voit quelquefois Darget ; je ne doute pas qu’il ne l’affermisse dans le dessein où il paraît être de n’en point donner de copie. Je vous supplie d’engager M. l’abbé de Chauvelin à faire cette bonne œuvre ; il est si accoutumé à en faire ! Mais, en prenant cette précaution, en défendant un côté de la place, empêcherons-nous qu’elle ne soit prise dans d’autres attaques ? Les copies se multiplient, les lettres de M. de Malesherbes et du président Hénault me font trembler ; tous les libraires de l’Europe sont aux aguets. Je vous jure que, si j’avais du temps et encore un peu de génie, je me remettrais à cet ouvrage ; j’en ferais quelque chose dans le goût de l’Arioste, quelque chose d’amusant, de gai, et d’assez innocent. J’empêcherais du moins par là le tort qu’on fera un jour à ma mémoire ; j’anéantirais les détestables copies qui courent, et un poëme agréable résulterait de tout ce fracas. Mais je sens bien que vous demanderez la préférence pour nos cinq actes. Dieu veuille que je sois assez recueilli, assez tranquille pour vous bien obéir ! Nous verrons ce que je pourrai tirer d’une tête un peu embarrassée, et si je pourrai conduire à la fois mes ouvriers, la Pucelle, l’Histoire générale, et mes Tartares. Je ne vous réponds que de ma sensibilité pour vos bontés. Vous aimer de tout mon cœur est la seule chose que je fasse bien. Adieu, mon cher et respectable ami.

  1. Le roi de Prusse.
  2. Voyez cette lettre, n° 2925.