Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2925

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 384-385).

2925. — DE M. DARGET[1].
À Vincennes, le 1er juillet.

Si vous êtes persuadé de mon amitié, monsieur, autant que vous devez l’être par les temoignages que j’ai été assez heureux de vous en donner à Potsdam et à Berlin ; si vous pensez de ma probité un peu mieux que La Beaumelle ne vous en fait parler dans une de ses réponses[2], vous n’avez pas dû être inquiet de la lecture que j’ai faite de votre Pucelle à Vincennes. L’assemblée était composée de gens qui vous admirent et qui ont le droit de vous admirer ; M. le chevalier de Croismare y présidait ; Mme de Meyzieu[3] en était ; M. l’abbé Chauvelin devait y être ; et l’on pourrait dire que l’auditoire était prévenu, si ce mot-là pouvait être employé quand il est question de vos ouvrages.

La copie que j’ai lue est une copie exacte, mais mal écrite, et qui avait été apportée d’Allemagne, où elle existe de votre aveu, pour être mise au net à Paris par une belle main. J’ai empêché cette opération, dont je connais le danger. Je me souviens que Tinois vous déroba une copie, en en faisant une sous vos yeux pour le roi de Prusse, et je me rappelle avec plaisir que je fus cause que cette copie furtive ne fut pas portée en Hollande. J’ai saisi avec le même zèle pour vous, monsieur, l’occasion, quoique ignorée, de vous servir de nouveau en empêchant que cet ouvrage, étant mis au net ici, ne pût être encore copié furtivement. N’en ayez donc aucune inquiétude, et soyez bien assuré que les intérêts de votre tranquillité et de votre amour-propre ne seront pas compromis, quand je serai assez heureux pour y pouvoir quelque chose.

Il n’y a que le premier chant de ce poëme qui soit connu ici ; et encore y a-t-il très-peu de gens qui l’aient : je n’ai pas entendu dire que les autres eussent été vus. Le très-petit comité où j’en ai lu quinze chants complets en a admiré l’imagination, la poésie, les images ; mais on a trouvé quelques endroits que vous retoucherez sans doute, qui peut-être sont, déjà corrigés, et qui ne sont pas du ton de décence et d’agrément que l’on retrouve si généralement dans tous vos ouvrages. Tout le monde s’est accordé à dire que celui-ci ne devrait pas être imprimé, ni même trop universellement répandu pendant la vie de son auteur, et que ce serait vous rendre un très-mauvais office que de le donner au public. Pardonnez donc, sans vous en alarmer, mon ancien ami, les fragments qui peuvent courir ; leur peu de correction sera toujours la prouve qu’ils ne viendront pas de vous ; mais que l’amour de la paternité et l’envie de produire cet enfant, affranchi de tous les défauts qu’on pouvait lui prêter, ne vous engage jamais à le mettre dans le monde : c’est un conseil que mon amitié ose vous donner avec la liberté que vous lui avez accordée autrefois.

Je souhaite bien sincèrement que vous jouissiez longtemps du beau lieu que vous habitez : il ne tient qu’à vous, mon bon ami, de le rendre le délice des autres : puisse-t-il toujours en être un pour vous ! personne ne le désire plus que moi. Je suis enchanté d’avoir reçu des marques de votre souvenir ; je ne les dois qu’à vos terreurs ; mais je ne les en chéris pas moins. Je vis ici avec vos admirateurs, et vous admireriez et chanteriez vous-même cet établissement[4], si vous pouviez le voir de près : cela est-il sans espérance ? M. le chevalier de Croismare, qui y commande en chef, me charge de vous faire ses compliments ; il assure Mme Denis de ses respects : je m’acquitte du même devoir, et je vous prie d’être persuadé que je serai toute ma vie, avec un attachement bien tendre et des sentiments que j’ai conservés malgré bien des circonstances, et qu’il ne tiendra qu’à vous d’entretenir, etc.

  1. Réponse à la lettre 2917.
  2. À la page 129 de sa Lettre sur mes démêlés avec M. de Voltaire, imprimée à la suite de la Réponse au Supplément du Siècle de Louis XIV, 1754, in-12, La Beaumelle fait dire à Voltaire que N… (c’est de Darget qu’il s’agit) est un homme sans honneur et sans foi. (B.)
  3. Mme Pâris de Meyzieu, nièce de Pâris-Montmartel et de Pâris-Duverney.
  4. L’École militaire, dont, Darget était l’intendant, et qui fut le sujet de l’ouvrage de Marmontel intitulé l’Élablissement de l’école militaire, poëme héroïque. 1757, in-8°. (B.)