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CORRESPONDANCE





540. — Á M. L’ABBÉ D’OLIVET.
Á Cirey, par Vassy en Champagne, ce 6 janvier 1736.

Je vous gronde de ne m’avoir point écrit ; mais je vous aime de tout mon cœur de m’avoir envoyé ce petit antidote contre le poison de Marivaux et consorts. Votre Discours[1] est un des bons préservatifs contre la fausse éloquence qui nous inonde. Franchement, nous autres Français, nous ne sommes guère éloquents. Nos avocats sont des bavards secs ; nos sermonneurs, des bavards diffus ; et nos faiseurs d’oraisons funèbres, des bavards ampoulés. Il nous resterait l’histoire ; mais un génie naturellement éloquent veut dire la vérité, et en France on ne peut pas la dire. Bossuet a menti avec une élégance et une force admirables, tant qu’il a eu à parler des anciens Égyptiens, des Grecs, et des Romains ; mais, dès qu’il est venu aux temps plus connus, il s’est arrêté tout court. Je ne connais, après lui, aucun historien où je trouve du sublime que la Conjuration de Saint-Réal. La France fourmille d’historiens, et manque d’écrivains.

De quoi diable vous avisez-vous de louer les phrases hyperboliques et les vers enflés de Balzac ? Voiture tombe tous les jours, et ne se relèvera point ; il n’a que trois ou quatre petites pièces de vers par où il subsiste. La prose est digne du chevalier d’Her…[2]. Et vous avez loué la naïveté du style le plus pincé et le plus ridiculement recherché. Laissez là ces fadaises ; c’est du plâtre et du rouge sur le visage d’une poupée. Parlez-moi des Lettres provinciales. Quoi ! vous louez Fénelon d’avoir de la variété ! Si jamais homme n’a eu qu’un style, c’est lui ; c’est partout Télèmaque. La douceur, l’harmonie, la peinture naïve et riante des choses communes, voilà son caractère : il prodigue les fleurs de l’antiquité, qui ne se fanent point entre ses mains ; mais ce sont toujours les mêmes fleurs. Je connais peu de génies

  1. Voyez la note sur la lettre 528.
  2. Allusion à l’ouvrage de Fontenelle : voyez tome XXIII, page 398.