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FRAGMENT

Que cette affaire n’a jamais dû regarder que Paris.

Et, pour nous prouver cette étrange assertion, monsieur l’abbé nous assure qu’à Troyes un catholique voulut sauver la vie à Étienne Marguien[1] ; mais il ne nous dit point qu’Étienne Marguien échappa au carnage. Si cette affaire n’avait regardé que Paris, pourquoi la cour envoya-t-elle des ordres à tous les gouverneurs des provinces et des villes de répandre partout le sang des sujets ? Il y en eut qui s’en excusèrent. Les seigneurs de Saint-Hérem[2], de Chabot, d’Ortez, d’Ognon, de La Guiche, Gordes, et d’autres, écrivirent au roi, en différents termes, qu’ils avaient des soldats pour son service, et non des bourreaux.

Au reste il nous doit être permis d’en croire les véridiques Auguste de Thou et Maximilien, duc de Sully, qui virent de bien plus près la Saint-Barthélemy que monsieur l’abbé, qui n’y était pas, et qui ne passe peut-être pas pour aussi véridique.

Qu’il y a péri beaucoup moins de monde qu’on n’a écrit.

Il n’est pas possible de savoir le nombre des morts ; on ne sait pas dans les villes le nombre des vivants. Tel auteur exagère, tel autre diminue, personne ne compte. Nous n’avons jamais cru aux trois cent mille Sarrasins tués par Charles Martel ; il n’est pas question ici de savoir au juste combien de Français furent massacrés par leurs compatriotes. Qui pourra jamais avoir une liste exacte des habitants de Thessalonique égorgés par l’ordre de Théodose dans le cirque où il les invita par des jeux solennels ? Il est avéré que tout ce qui entra fut tué. Thessalonique était une ville marchande, opulente, et peuplée. Il n’est pas vraisemblable qu’elle ne contînt que sept mille âmes. Mais que Théodose, dans sa Saint-Barthélemy, ait fait massacrer quinze mille de ses sujets, ou trente mille, le crime est égal.

L’archevêque Péréfixe pousse jusqu’à cent mille[3] le nombre des victimes frappées dans la proscription de Charles IX. Le sage de Thou réduit ce nombre à soixante et dix mille[4]. Prenons une

  1. Dissertation, page 5.
  2. Voyez, tome VIII, une des notes de l’Essai sur les Guerres civiles.
  3. « Six jours après, qui fut le jour de la Saint-Barthélemy, tous les huguenots qui étaient venus à la fête furent égorgés ; entre autres l’amiral... puis par toutes les villes du royaume, à l’exemple de Paris, près de cent mille hommes. » (Histoire de Henri le Grand, première partie, 1572.)
  4. De Thou dit plus de trente initie hommes, voici son texte : « Proditumque a multis plus xxx hominum millia toto regno in his tumultibus varia peste exstincta ; quamvis aliquanto minorem numerum credo. » (Hist., lii, 12.) Mais Sully (Œconomies royales, page 12 de l’édition des vvv verts) dit plus de soixante et dix mille personnes. Voltaire lui-même a cité Sully dans son écrit Des Conspirations (voyez tome XXVI, page 10). Ce qui peut l’avoir induit ici en erreur c’est la citation des trois auteurs (de Thou, Sully, et Péréfixe), faite par Caveyrac, à la page 36 de sa Dissertation sur la Saint-Barthélemy. (B.)