Essai sur les guerres civiles de France/Édition Garnier/Essai


ESSAI
SUR
LES GUERRES CIVILES
DE FRANCE[1]

Henri le Grand naquit, en 1553, à Pau, petite ville, capitale du Béarn : Antoine de Bourbon, duc de Vendôme, son père, était du sang royal de France, et chef de la branche de Bourbon (ce qui autrefois signifiait bourbeux), ainsi appelée d’un fief de ce nom, qui tomba dans leur maison par un mariage avec l’héritière de Bourbon.

La maison de Bourbon, depuis Louis IX jusqu’à Henri IV, avait presque toujours été négligée, et réduite à un tel degré de pauvreté qu’on a prétendu que le fameux prince de Condé, frère d’Antoine de Navarre, et oncle de Henri le Grand, n’avait que six cents livres de rente de son patrimoine.

La mère de Henri était Jeanne d’Albret, fille de Henri d’Albret, roi de Navarre, prince sans mérite, mais bonhomme, plutôt indolent que paisible, qui soutint avec trop de résignation la perte de son royaume, enlevé à son père par une bulle du pape, appuyée des armes de l’Espagne. Jeanne, fille d’un prince si faible, eut encore un plus faible époux, auquel elle apporta en mariage la principauté de Béarn, et le vain titre de roi de Navarre.

Ce prince, qui vivait dans un temps de factions et de guerres civiles, où la fermeté d’esprit est si nécessaire, ne fit voir qu’incertitude et irrésolution dans sa conduite. Il ne sut jamais de quel parti ni de quelle religion il était. Sans talent pour la cour, et sans capacité pour l’emploi de général d’armée, il passa toute sa vie à favoriser ses ennemis et à ruiner ses serviteurs, joué par Catherine de Médicis, amusé et accablé par les Guises, et toujours dupe de lui-même. Il reçut une blessure mortelle au siège de Rouen, où il combattit pour la cause de ses ennemis contre l’intérêt de sa propre maison. Il fit voir, en mourant, le même esprit inquiet et flottant qui l’avait agité pendant sa vie.

Jeanne d’Albret était d’un caractère tout opposé : pleine de courage et de résolution, redoutée de la cour de France, chérie des protestants, estimée des deux partis. Elle avait toutes les qualités qui font les grands politiques, ignorant cependant les petits artifices de l’intrigue et de la cabale. Une chose remarquable est qu’elle se fit protestante dans le même temps que son époux redevint catholique[2] et fut aussi constamment attachée à sa nouvelle religion qu’Antoine était chancelant dans la sienne. Ce fut par là qu’elle se vit à la tête d’un parti, tandis que son époux était le jouet de l’autre.

Jalouse de l’éducation de son fils, elle voulut seule en prendre le soin. Henri apporta en naissant toutes les excellentes qualités de sa mère, et il les porta dans la suite à un plus haut degré de perfection. Il n’avait hérité de son père qu’une certaine facilité d’humeur, qui dans Antoine dégénéra en incertitude et en faiblesse, mais qui dans Henri fut bienveillance et bon naturel.

Il ne fut pas élevé, comme un prince, dans cet orgueil lâche et efféminé qui énerve le corps, affaiblit l’esprit, et endurcit le cœur. Sa nourriture était grossière, et ses habits simples et unis. Il alla toujours nu-tête. On l’envoyait à l’école avec des jeunes gens de même âge ; il grimpait avec eux sur les rochers et sur le sommet des montagnes voisines, suivant la coutume du pays et des temps.

Pendant qu’il était ainsi élevé au milieu de ses sujets, dans une sorte d’égalité, sans laquelle il est facile à un prince d’oublier qu’il est né homme, la fortune ouvrit en France une scène sanglante ; et, au travers des débris d’un royaume presque détruit, et sur les cendres de plusieurs princes enlevés par une mort prématurée, lui fraya le chemin d’un trône qu’il ne put rétablir dans son ancienne splendeur qu’après en avoir fait la conquête.

Henri II, roi de France, chef de la branche des Valois, fut tué, à Paris, dans un tournoi qui fut en Europe le dernier de ces romanesques et périlleux divertissements. Il laissa quatre fils : François II, Charles IX, Henri III, et le duc d’Alençon. Tous ces indignes descendants de François Ier montèrent successivement sur le trône, excepté le duc d’Alençon, et moururent, heureusement, à la fleur de leur âge, et sans postérité.

Le règne de François II fut court, mais remarquable. Ce fut alors que percèrent ces factions et que commencèrent ces calamités qui, pendant trente ans successivement, ravagèrent le royaume de France.

Il épousa la célèbre et malheureuse Marie Stuart, reine d’Écosse, que sa beauté et sa faiblesse conduisirent à de grandes fautes, à de plus grands malheurs, et enfin à une mort déplorable. Elle était maîtresse absolue de son jeune époux, prince de dix-huit ans, sans vices et sans vertus, né avec un corps délicat et un esprit faible.

Incapable de gouverner par elle-même, elle se livra sans réserve au duc de Guise, frère de sa mère. Il influait sur l’esprit du roi par son moyen, et jetait par là les fondements de la grandeur de sa propre maison. Ce fut dans ce temps que Catherine de Médicis, veuve du feu roi, et mère du roi régnant, laissa échapper les premières étincelles de son ambition, qu’elle avait habilement étouffée pendant la vie de Henri II. Mais, se voyant incapable de l’emporter sur l’esprit de son fils et sur une jeune princesse qu’il aimait passionnément, elle crut qu’il lui était plus avantageux d’être pendant quelque temps leur instrument, et de se servir de leur pouvoir pour établir son autorité, que de s’y opposer inutilement. Ainsi les Guises gouvernaient le roi et les deux reines. Maîtres de la cour, ils devinrent les maîtres de tout le royaume : l’un, en France, est toujours une suite nécessaire de l’autre.

La maison de Bourbon gémissait sous l’oppression de la maison de Lorraine ; et Antoine, roi de Navarre, souffrit tranquillement plusieurs affronts d’une dangereuse conséquence. Le prince de Condé, son frère, encore plus indignement traité, tâcha de secouer le joug, et s’associa pour ce grand dessein à l’amiral de Coligny, chef de la maison de Châtillon. La cour n’avait point d’ennemi plus redoutable. Condé était plus ambitieux, plus entreprenant, plus actif ; Coligny était d’une humeur plus posée, plus mesuré dans sa conduite, plus capable d’être chef d’un parti : à la vérité aussi malheureux à la guerre que Condé, mais réparant souvent par son habileté ce qui semblait irréparable ; plus dangereux après une défaite que ses ennemis après une victoire ; orné d’ailleurs d’autant de vertus que des temps si orageux et l’esprit de faction pouvaient le permettre.

Les protestants commençaient alors à devenir nombreux : ils s’aperçurent bientôt de leurs forces.

La superstition, les secrètes fourberies des moines de ce temps-là, le pouvoir immense de Rome, la passion des hommes pour la nouveauté, l’ambition de Luther et de Calvin, la politique de plusieurs princes, servirent à l’accroissement de cette secte, libre à la vérité de superstition, mais tendant aussi impétueusement à l’anarchie que la religion de Rome à la tyrannie.

Les protestants avaient essuyé en France les persécutions les plus violentes, dont l’effet ordinaire est de multiplier les prosélytes. Leur secte croissait au milieu des échafauds et des tortures. Condé, Coligny, les deux frères de Coligny, leurs partisans, et tous ceux qui étaient tyrannisés par les Guises, embrassèrent en même temps la religion protestante. Ils unirent avec tant de concert leurs plaintes, leur vengeance, et leurs intérêts, qu’il y eut en même temps une révolution dans la religion et dans l’État.

La première entreprise fut un complot pour arrêter les Guises à Amboise, et pour s’assurer de la personne du roi. Quoique ce complot eût été tramé avec hardiesse et conduit avec secret, il fut découvert au moment où il allait être mis en exécution. Les Guises punirent les conspirateurs de la manière la plus cruelle, pour intimider leurs ennemis, et les empêcher de former à l’avenir de pareils projets. Plus de sept cents protestants furent exécutés ; Condé fut fait prisonnier, et accusé de lèse-majesté ; on lui fit son procès, et il fut condamné à mort.

Pendant le cours de son procès, Antoine, roi de Navarre, son frère, leva en Guyenne, à la sollicitation de sa femme et de Coligny, un grand nombre de gentilshommes, tant protestants que catholiques, attachés à sa maison. Il traversa la Gascogne avec son armée ; mais, sur un simple message qu’il reçut de la cour en chemin, il les congédia tous en pleurant. « Il faut que j’obéisse, dit-il ; mais j’obtiendrai votre pardon du roi. — Allez, et demandez pardon pour vous-même, lui répondit un vieux capitaine ; notre sûreté est au bout de nos épées. » Là-dessus la noblesse qui le suivait s’en retourna avec mépris et indignation.

Antoine continua sa route, et arriva à la cour. Il y sollicita pour la vie de son frère, n’étant pas sûr de la sienne. Il allait tous les jours chez le duc et chez le cardinal de Guise, qui le recevaient assis et couverts, pendant qu’il était debout et nu-tête.

Tout était prêt alors pour la mort du prince de Condé, lorsque le roi tomba tout d’un coup malade, et mourut. Les circonstances et la promptitude de cet événement, le penchant des hommes à croire que la mort précipitée des princes n’est point naturelle, donnèrent cours au bruit commun que François II avait été empoisonné.

Sa mort donna un nouveau tour aux affaires. Le prince de Condé fut mis en liberté : son parti commença à respirer ; la religion protestante s’étendit de plus en plus ; l’autorité des Guises baissa, sans cependant être abattue ; Antoine de Navarre recouvra une ombre d’autorité dont il se contenta ; Marie Stuart fut renvoyée en Écosse ; et Catherine de Médicis, qui commença alors à jouer le premier rôle sur ce théâtre, fut déclarée régente du royaume pendant la minorité de Charles IX, son second fils.

Elle se trouva elle-même embarrassée dans un labyrinthe de difficultés insurmontables, et partagée entre deux religions et différentes factions, qui étaient aux prises l’une avec l’autre, et se disputaient le pouvoir souverain.

Cette princesse résolut de les détruire par leurs propres armes, s’il était possible. Elle nourrit la haine des Condés contre les Guises ; elle jeta la semence des guerres civiles ; indifférente et impartiale entre Rome et Genève[3], uniquement jalouse de sa propre autorité.

Les Guises, qui étaient zélés catholiques, parce que Condé et Coligny étaient protestants, furent longtemps à la tête des troupes. Il y eut plusieurs batailles livrées : le royaume fut ravagé en même temps par trois ou quatre armées.

Le connétable Anne de Montmorency fut tué à la journée de Saint-Denis, dans la soixante et quatorzième année de son âge. François, duc de Guise, fut assassiné par Poltrot, au siège d’Orléans. Henri III, alors duc d’Anjou, grand prince dans sa jeunesse, quoique roi de peu de mérite dans la maturité de l’âge, gagna la bataille de Jarnac contre Condé, et celle de Moncontour contre Coligny.

La conduite de Condé, et sa mort funeste à la bataille de Jarnac, sont trop remarquables pour n’être pas détaillées. Il avait été blessé au bras deux jours auparavant. Sur le point de donner bataille à son ennemi, il eut le malheur de recevoir un coup de pied d’un cheval fougueux, sur lequel était monté un de ses officiers. Le prince, sans marquer aucune douleur, dit à ceux qui étaient autour de lui : « Messieurs, apprenez par cet accident qu’un cheval fougueux est plus dangereux qu’utile dans un jour de bataille. Allons, poursuivit-il, le prince de Condé, avec une jambe cassée et le bras en écharpe, ne craint point de donner bataille, puisque vous le suivez. » Le succès ne répondit point à son courage : il perdit la bataille; toute son armée fut mise en déroute. Son cheval ayant été tué sous lui, il se tint tout seul, le mieux qu’il put, appuyé contre un arbre, à demi évanoui, à cause de la douleur que lui causait son mal, mais toujours intrépide, et le visage tourné du côté de l’ennemi. Montesquiou, capitaine des gardes du duc d’Anjou, passa par là quand ce prince infortuné était en cet état, et demanda qui il était. Comme on lui dit que c’était le prince de Condé, il le tua de sang-froid.

Après la mort de Condé, Coligny eut sur les bras tout le fardeau du parti. Jeanne d’Albret, alors veuve, confia son fils à ses soins. Le jeune Henri, alors âgé de quatorze ans, alla avec lui à l’armée, et partagea les fatigues de la guerre. Le travail et les adversités furent ses guides et ses maîtres.

Sa mère et l’amiral n’avaient point d’autre vue que de rendre en France leur religion indépendante de l’Église de Rome, et d’assurer leur propre autorité contre le pouvoir de Catherine de Médicis.

Catherine était déjà débarrassée de plusieurs de ses rivaux. François, duc de Guise, qui était le plus dangereux et le plus nuisible de tous, quoiqu’il fût de même parti, avait été assassiné devant Orléans. Henri de Guise, son fils, qui joua depuis un si grand rôle dans le monde, était alors fort jeune.

Le prince de Condé était mort. Charles IX, fils de Catherine, avait pris le pli qu’elle voulait, étant aveuglément soumis à ses volontés. Le duc d’Anjou, qui fut depuis Henri III, était absolument dans ses intérêts ; elle ne craignait d’autres ennemis que Jeanne d’Albret, Coligny, et les protestants. Elle crut qu’un seul coup pouvait les détruire tous, et rendre son pouvoir immuable.

Elle pressentit le roi, et même le duc d’Anjou, sur son dessein. Tout fut concerté ; et les pièges étant préparés, une paix avantageuse fut proposée aux protestants. Coligny, fatigué de la guerre civile, l’accepta avec chaleur. Charles, pour ne laisser aucun sujet de soupçon, donna sa sœur en mariage au jeune Henri de Navarre. Jeanne d’Albret, trompée par des apparences si séduisantes, vint à la cour avec son fils, Coligny, et tous les chefs des protestants. Le mariage fut célébré[4] avec pompe : toutes les manières obligeantes, toutes les assurances d’amitié, tous les serments, si sacrés parmi les hommes, furent prodigués par Catherine et par le roi. Le reste de la cour n’était occupé que de fêtes, de jeux, et de mascarades. Enfin une nuit, qui fut la veille de la Saint-Barthélemy, au mois d’août 1572, le signal fut donné à minuit. Toutes les maisons des protestants furent forcées et ouvertes en même temps. L’amiral de Coligny, alarmé du tumulte, sauta de son lit. Une troupe d’assassins entra dans sa chambre ; un certain Besme, Lorrain[5] qui avait été élevé domestique dans la maison de Guise, était à leur tête : il plongea son épée dans le sein de l’amiral, et lui donna un coup de revers sur le visage.

Le jeune Henri, duc de Guise, qui forma ensuite la ligue catholique, et qui fut depuis assassiné à Blois, était à la porte de la maison de Coligny, attendant la fin de l’assassinat, et cria tout haut : Besme, cela est-il fait ? Immédiatement après, les assassins jetèrent le corps de l’amiral par la fenêtre. Coligny tomba et expira aux pieds de Guise, qui lui marcha sur le corps ; non qu’il fût enivré de ce zèle catholique pour la persécution, qui dans ce temps avait infecté la moitié de la France, mais il y fut poussé par l’esprit de vengeance, qui, bien qu’il ne soit pas en général si cruel que le faux zèle pour la religion, mène souvent à de plus grandes bassesses.

Cependant tous les amis de Coligny étaient attaqués dans Paris : hommes, enfants, tout était massacré sans distinction : toutes les rues étaient jonchées de corps morts. Quelques prêtres, tenant un crucifix d’une main et une épée de l’autre, couraient à la tête des meurtriers, et les encourageaient, au nom de Dieu, à n’épargner ni parents ni amis.

Le maréchal de Tavannes, soldat ignorant et superstitieux, qui joignait la fureur de la religion à la rage du parti, courait à cheval dans Paris, criant aux soldats : « Du sang, du sang ! La saignée est aussi salutaire au mois d’août que dans le mois de mai. »

Le palais du roi fut un des principaux théâtres du carnage, car le prince de Navarre logeait au Louvre, et tous ses domestiques étaient protestants. Quelques-uns d’entre eux furent tués dans leurs lits avec leurs femmes ; d’autres s’enfuyaient tout nus, et étaient poursuivis par les soldats sur les escaliers de tous les appartements du palais, et même jusqu’à l’antichambre du roi. La jeune femme de Henri de Navarre, éveillée par cet affreux tumulte, craignant pour son époux et pour elle-même, saisie d’horreur et à demi morte, sauta brusquement de son lit pour aller se jeter aux pieds du roi son frère. À peine eut-elle ouvert la porte de sa chambre que quelques-uns de ses domestiques protestants coururent s’y réfugier. Les soldats entrèrent après eux, et les poursuivirent en présence de la princesse. Un d’eux, qui s’était caché sous son lit, y fut tué ; deux autres furent percés de coups de hallebarde à ses pieds ; elle fut elle-même couverte de sang.

Il y avait un jeune gentilhomme qui était fort avant dans la faveur du roi, à cause de son air noble, de sa politesse, et d’un certain tour heureux qui régnait dans sa conversation : c’était le comte de La Rochefoucauld, bisaïeul du marquis de Montendre, qui est venu en Angleterre pendant une persécution moins cruelle, mais aussi injuste. La Rochefoucauld[6] avait passé la soirée avec le roi dans une douce familiarité, où il avait donné l’essor à son imagination. Le roi sentit quelques remords, et fut touché d’une sorte de compassion pour lui : il lui dit deux ou trois fois de ne point retourner chez lui, et de coucher dans sa chambre ; mais La Rochefoucauld répondit qu’il voulait aller trouver sa femme. Le roi ne l’en pressa pas davantage, et dit : « Qu’on le laisse aller ; je vois bien que Dieu a résolu sa mort. » Ce jeune homme fut massacré deux heures après.

Il y en eut fort peu qui échappèrent de ce massacre général. Parmi ceux-ci, la délivrance du jeune La Force est un exemple illustre de ce que les hommes appellent destinée. C’était un enfant de dix ans[7]. Son père, son frère aîné, et lui, furent arrêtés en même temps par les soldats du duc d’Anjou, Ces meurtriers tombèrent sur tous les trois tumultuairement, et les frappèrent au hasard. Le père et les enfants, couverts de sang, tombèrent à la renverse les uns sur les autres. Le plus jeune, qui n’avait reçu aucun coup, contrefit le mort, et le jour suivant il fut délivré de tout danger. Une vie si miraculeusement conservée dura quatre-vingt-cinq ans. Ce fut le célèbre maréchal de La Force, oncle de la duchesse de La Force, qui est présentement en Angleterre.

Cependant plusieurs de ces infortunées victimes fuyaient du côté de la rivière. Quelques-uns la traversaient à la nage pour gagner le faubourg Saint-Germain. Le roi les aperçut de sa fenêtre, qui avait vue sur la rivière : ce qui est presque incroyable, quoique cela ne soit que trop vrai, il tira sur eux avec une carabine[8]. Catherine de Médicis, sans trouble, et avec un air serein et tranquille au milieu de cette boucherie, regardait du haut d’un balcon qui avait vue sur la ville, enhardissait les assassins, et riait d’entendre les soupirs des mourants et les cris de ceux qui étaient massacrés. Ses filles d’honneur vinrent dans la rue avec une curiosité effrontée, digne des abominations de ce siècle : elles contemplèrent le corps nu d’un gentilhomme nommé Soubise, qui avait été soupçonné d’impuissance, et qui venait d’être assassiné sous les fenêtres de la reine[9].

La cour, qui fumait encore du sang de la nation, essaya quelques jours après de couvrir un forfait si énorme par les formalités des lois. Pour justifier ce massacre, ils imputèrent calomnieusement à l’amiral une conspiration qui ne fut crue de personne. On ordonna au parlement de procéder contre la mémoire de Coligny. Son corps fut pendu par les pieds avec une chaîne de fer au gibet de Montfaucon. Le roi lui-même eut la cruauté d’aller jouir de ce spectacle horrible. Un de ses courtisans l’avertissant de se retirer, parce que le corps sentait mauvais, le roi répondit : «  Le corps d’un ennemi mort sent toujours bon. »

Il est impossible de savoir s’il est vrai que l’on envoya la tête de l’amiral à Rome. Ce qu’il y a de bien certain, c’est qu’il y a à Rome, dans le Vatican, un tableau où est représenté le massacre de la Saint-Barthélémy, avec ces paroles : « Le pape approuve la mort de Coligny. »

Le jeune Henri de Navarre fut épargné plutôt par politique que par compassion de la part de Catherine, qui le retint prisonnier jusqu’à la mort du roi, pour être caution de la soumission des protestants qui voudraient se révolter.

Jeanne d’Albret était morte subitement trois ou quatre jours auparavant. Quoique peut-être sa mort eût été naturelle, ce n’est pas toutefois une opinion ridicule de croire qu’elle avait été empoisonnée.

L’exécution ne fut pas bornée à la ville de Paris. Les mêmes ordres de la cour furent envoyés à tous les gouverneurs des provinces de France. Il n’y eut que deux ou trois gouverneurs qui refusèrent d’obéir aux ordres du roi. Un entre autres, appelé Montmorin, gouverneur d’Auvergne, écrivit à Sa Majesté la lettre suivante, qui mérite d’être transmise à la postérité :

«[10] Sire, j’ai reçu un ordre, sous le sceau de Votre Majesté, de faire mourir tous les protestants qui sont dans ma province. Je respecte trop Votre Majesté pour ne pas croire que ces lettres sont supposées ; et si (ce qu’à Dieu ne plaise) l’ordre est véritablement émané d’elle, je la respecte aussi trop pour lui obéir[11]. »

Ces massacres portèrent au cœur des protestants la rage et l’épouvante. Leur haine irréconciliable sembla prendre de nouvelles forces : l’esprit de vengeance les rendit plus forts et plus redoutables.

Peu de temps après, le roi fut attaqué d’une étrange maladie qui l’emporta au bout de deux ans. Son sang coulait toujours, et perçait au travers des pores de sa peau : maladie incompréhensible, contre laquelle échoua l’art et l’habileté des médecins, et qui fut regardée comme un effet de la vengeance divine.

Durant la maladie de Charles, son frère, le duc d’Anjou, avait été élu roi de Pologne : il devait son élévation à la réputation qu’il avait acquise étant général, et qu’il perdit en montant sur le trône.

Dès qu’il apprit la mort de son frère, il s’enfuit de Pologne, et se hâta de venir en France se mettre en possession du périlleux héritage d’un royaume déchiré par des factions fatales à ses souverains, et inondé du sang de ses habitants. Il ne trouva en arrivant que partis et troubles, qui augmentèrent à l’infini.

Henri, alors roi de Navarre, se mit à la tête des protestants, et donna une nouvelle vie à ce parti. D’un autre côté, le jeune duc de Guise commençait à frapper les yeux de tout le monde par ses grandes et dangereuses qualités. Il avait un génie encore plus entreprenant que son père ; il semblait d’ailleurs avoir une heureuse occasion d’atteindre à ce faîte de grandeurs dont son père lui avait frayé le chemin.

Le duc d’Anjou, alors Henri III, était regardé comme incapable d’avoir des enfants, à cause de ses infirmités, qui étaient les suites des débauches de sa jeunesse. Le duc d’Alençon, qui avait pris le nom de duc d’Anjou, était mort en 1584, et Henri de Navarre était légitime héritier de la couronne. Guise essaya de se l’assurer à lui-même, du moins après la mort de Henri III, et de l’enlever à la maison des Capets, comme les Capets l’avaient usurpée sur la maison de Charlemagne, et comme le père de Charlemagne l’avait ravie à son légitime souverain.

Jamais si hardi projet ne parut si bien et si heureusement concerté, Henri de Navarre et toute la maison de Bourbon était protestante. Guise commença à se concilier la bienveillance de la nation, en affectant un grand zèle pour la religion catholique : sa libéralité lui gagna le peuple ; il avait tout le clergé à sa dévotion, des amis dans le parlement, des espions à la cour, des serviteurs dans tout le royaume. Sa première démarche politique fut une association sous le nom de sainte Ligue contre les protestants pour la sûreté de la religion catholique.

La moitié du royaume entra avec empressement dans cette nouvelle confédération. Le pape Sixte-Quint donna sa bénédiction à la Ligue, et la protégea comme une nouvelle milice romaine. Philippe II, roi d’Espagne, selon la politique des souverains qui concourent toujours à la ruine de leurs voisins, encouragea la Ligue de toutes ses forces, dans la vue de mettre la France en pièces, et de s’enrichir de ses dépouilles.

Ainsi Henri III, toujours ennemi des protestants, fut trahi lui-même par des catholiques, assiégé d’ennemis secrets et déclarés, et inférieur en autorité à un sujet qui, soumis en apparence, était réellement plus roi que lui.

La seule ressource pour se tirer de cet embarras était peut-être de se joindre avec Henri de Navarre, dont la fidélité, le courage, et l’esprit infatigable, étaient l’unique barrière qu’on pouvait opposer à l’ambition de Guise, et qui pouvait retenir dans le parti du roi tous les protestants ; ce qui eût mis un grand poids de plus dans sa balance.

Le roi, dominé par Guise, dont il se défiait, mais qu’il n’osait offenser, intimidé par le pape, trahi par son conseil et par sa mauvaise politique, prit un parti tout opposé ; il se mit lui-même à la tête de la sainte Ligue. Dans l’espérance de s’en rendre le maître, il s’unit avec Guise, son sujet rebelle, contre son successeur et son beau-frère, que la nature et la bonne politique lui désignaient pour son allié.

Henri de Navarre commandait alors en Gascogne une petite armée, tandis qu’un grand corps de troupes accourait à son secours de la part des princes protestants d’Allemagne ; il était déjà sur les frontières de Lorraine.

Le roi s’imagina qu’il pourrait tout à la fois réduire le Navarrois, et se débarrasser de Guise. Dans ce dessein, il envoya le Lorrain avec une très-petite et très-faible armée contre les Allemands, par lesquels il faillit à être mis en déroute.

Il fit marcher en même temps Joyeuse, son favori, contre le Navarrois, avec la fleur de la noblesse française, et avec la plus puissante armée qu’on eût vue depuis François Ier. Il échoua dans tous ces desseins : Henri de Navarre défit entièrement à Coutras cette armée si redoutable, et Guise remporta la victoire sur les Allemands.

Le Navarrois ne se servit de sa victoire que pour offrir une paix sûre au royaume, et son secours au roi. Mais, quoique vainqueur, il se vit refusé, le roi craignant plus ses propres sujets que ce prince.

Guise retourna victorieux à Paris, et y fut reçu comme le sauveur de la nation. Son parti devint plus audacieux, et le roi plus méprisé ; en sorte que Guise semblait plutôt avoir triomphé du roi que des Allemands.

Le roi, sollicité de toutes parts, sortit, mais trop tard, de sa profonde léthargie. Il essaya d’abattre la Ligue : il voulut s’assurer de quelques bourgeois les plus séditieux : il osa défendre à Guise l’entrée de Paris ; mais il éprouva à ses dépens ce que c’est que de commander sans pouvoir. Guise, au mépris de ses ordres, vint à Paris ; les bourgeois prirent les armes ; les gardes du roi furent arrêtés, et lui-même fut emprisonné dans son palais.

Rarement les hommes sont assez bons ou assez méchants. Si Guise avait entrepris dans ce jour sur la liberté ou la vie du roi, il aurait été le maître de la France ; mais il le laissa échapper après l’avoir assiégé, et en fit ainsi trop ou trop peu.

Henri III s’enfuit à Blois, où il convoqua les états généraux du royaume. Ces états ressemblaient au parlement de la Grande-Bretagne, quant à leur convocation ; mais leurs opérations étaient différentes. Comme ils étaient rarement assemblés, ils n’avaient point de règles pour se conduire : c’était en général une assemblée de gens incapables, faute d’expérience, de savoir prendre de justes mesures ; ce qui formait une véritable confusion.

Guise, après avoir chassé son souverain de sa capitale, osa venir le braver à Blois, en présence d’un corps qui représentait la nation. Henri et lui se réconcilièrent solennellement ; ils allèrent ensemble au même autel ; ils y communièrent ensemble. L’un promit par serment d’oublier toutes les injures passées, l’autre d’être obéissant et fidèle à l’avenir ; mais dans le même temps le roi projetait de faire mourir Guise, et Guise de faire détrôner le roi.

Guise avait été suffisamment averti de se défier de Henri ; mais il le méprisait trop pour le croire assez hardi d’entreprendre un assassinat. Il fut la dupe de sa sécurité ; le roi avait résolu de se venger de lui et de son frère le cardinal de Guise, le compagnon de ses ambitieux desseins, et le plus hardi promoteur de la Ligue. Le roi fit lui-même provision de poignards, qu’il distribua à quelques Gascons qui s’étaient offerts d’être les ministres de la vengeance. Ils tuèrent Guise dans le cabinet du roi[12] ; mais ces mêmes hommes qui avaient tué le duc ne voulurent point tremper leurs mains dans le sang de son frère, parce qu’il était prêtre et cardinal ; comme si la vie d’un homme qui porte une robe longue et un rabat était plus sacrée que celle d’un homme qui porte un habit court et une épée !

Le roi trouva quatre soldats, qui, au rapport du jésuite Maimbourg, n’étant pas si scrupuleux que les Gascons, tuèrent le cardinal pour cent écus chacun. Ce fut sous l’appartement de Catherine de Médicis que les deux frères furent tués ; mais elle ignorait parfaitement le dessein de son fils, n’ayant plus alors la confiance d’aucun parti, et étant même abandonnée par le roi.

Si une telle vengeance eût été revêtue des formalités de la loi, qui sont les instruments naturels de la justice des rois, ou le voile naturel de leur iniquité, la Ligue en eût été épouvantée ; mais, manquant de cette forme solennelle, cette action fut regardée comme un affreux assassinat, et ne fit qu’irriter le parti. Le sang des Guises fortifia la Ligue, comme la mort de Coligny avait fortifié les protestants. Plusieurs villes de France se révoltèrent ouvertement contre le roi.

Il vint d’abord à Paris ; mais il en trouva les portes fermées, et tous les habitants sous les armes.

Le fameux duc de Mayenne, cadet du feu duc de Guise, était alors dans Paris. Il avait été éclipsé par la gloire de Guise pendant sa vie ; mais, après sa mort, le roi le trouva aussi dangereux ennemi que son frère : il avait toutes ses grandes qualités, auxquelles il ne manqua que l’éclat et le lustre.

Le parti des Lorrains était très-nombreux dans Paris. Le grand nom de Guise, leur magnificence, leur libéralité, leur zèle apparent pour la religion catholique, les avaient rendus les délices de la ville. Prêtres, bourgeois, femmes, magistrats, tout se ligua fortement avec Mayenne pour poursuivre une vengeance qui leur paraissait légitime.

La veuve du duc présenta une requête au parlement contre les meurtriers de son mari. Le procès commença suivant le cours ordinaire de la justice ; deux conseillers furent nommés pour informer des circonstances du crime ; mais le parlement n’alla pas loin, les principaux étant singulièrement attachés aux intérêts du roi.

La Sorbonne ne suivit point cet exemple de modération : soixante et dix docteurs publièrent un écrit par lequel ils déclarèrent Henri de Valois déchu de son droit à la couronne, et ses sujets dispensés du serment de fidélité.

Mais l’autorité royale n’avait pas d’ennemis plus dangereux que ces bourgeois de Paris nommés les Seize, non à cause de leur nombre, puisqu’ils étaient quarante, mais à cause des seize quartiers de Paris, dont ils s’étaient partagé le gouvernement. Le plus considérable de tous ces bourgeois était un certain Le Clerc, qui avait usurpé le grand nom de Bussi. C’était un citoyen hardi, et un méchant soldat, comme tous ses compagnons. Ces Seize avaient acquis une autorité absolue, et devinrent dans la suite aussi insupportables à Mayenne qu’ils avaient été terribles au roi.

D’ailleurs les prêtres, qui ont toujours été les trompettes de toutes les révolutions, tonnaient en chaire, et assuraient de la part de Dieu que celui qui tuerait le tyran entrerait infailliblement en paradis. Les noms sacrés et dangereux de Jéhu et de Judith, et tous ces assassinats consacrés par l’Écriture sainte, frappaient partout les oreilles de la nation. Dans cette affreuse extrémité, le roi fut enfin forcé d’implorer le secours de ce même Navarrois qu’il avait autrefois refusé. Ce prince fut plus sensible à la gloire de protéger son beau-frère et son roi qu’à la victoire qu’il avait remportée sur lui.

Il mena son armée au roi ; mais avant que ses troupes fussent arrivées, il vint le trouver, accompagné d’un seul page. Le roi fut étonné de ce trait de générosité, dont il n’avait pas été lui-même capable. Les deux rois marchèrent vers Paris à la tête d’une puissante armée, La ville n’était point en état de se défendre. La Ligue touchait au moment de sa ruine entière, lorsqu’un jeune religieux de l’ordre de saint Dominique changea toute la face des affaires.

Son nom était Jacques Clément ; il était né dans un village de Bourgogne, appelé Sorbonne[13] et alors âgé de vingt-quatre ans. Sa farouche piété, et son esprit noir et mélancolique, se laissèrent bientôt entraîner au fanatisme par les importunes clameurs des prêtres. Il se chargea d’être le libérateur et le martyr de la sainte Ligue. Il communiqua son projet à ses amis et à ses supérieurs : tous l’encouragèrent et le canonisèrent d’avance. Clément se prépara à son parricide par des jeûnes et par des prières continuelles pendant des nuits entières. Il se confessa, reçut les sacrements, puis acheta un bon couteau. Il alla à Saint-Cloud, où était le quartier du roi, et demanda à être présenté à ce prince, sous prétexte de lui révéler un secret dont il lui importait d’être promptement instruit. Ayant été conduit devant Sa Majesté, il se prosterna avec une modeste rougeur sur le front, et il lui remit une lettre qu’il disait être écrite par Achille de Harlay, premier président. Tandis que le roi lit, le moine le frappe dans le ventre, et laisse le couteau dans la plaie ; ensuite, avec un regard assuré, et les mains sur sa poitrine, il lève les yeux au ciel, attendant paisiblement les suites de son assassinat. Le roi se lève, arrache le couteau de son ventre, et en frappe le meurtrier au front. Plusieurs courtisans accoururent au bruit. Leur devoir exigeait qu’ils arrêtassent le moine pour l’interroger, et tâcher de découvrir ses complices ; mais ils le tuèrent sur-le-champ, avec une précipitation qui les fit soupçonner d’avoir été trop instruits de son dessein. Henri de Navarre fut alors roi de France par le droit de sa naissance, reconnu d’une partie de l’armée, et abandonné par l’autre.

Le duc d’Épernon, et quelques autres, quittèrent l’armée, alléguant qu’ils étaient trop bons catholiques pour prendre les armes en faveur d’un roi qui n’allait point à la messe. Ils espéraient secrètement que le renversement du royaume, l’objet de leurs désirs et de leur espérance, leur donnerait occasion de se rendre souverains dans leur pays.

Cependant l’attentat de Clément fut approuvé à Rome, et ce moine adoré dans Paris. La sainte Ligue reconnut pour son roi le cardinal de Bourbon, vieux prêtre, oncle de Henri IV, pour faire voir au monde que ce n’était pas la maison de Bourbon, mais les hérétiques, que sa haine poursuivait.

Ainsi le duc de Mayenne fut assez sage pour ne pas usurper le titre de roi ; et cependant il s’empara de toute l’autorité royale, pendant que le malheureux cardinal de Bourbon, appelé roi par la Ligue, fut gardé prisonnier par Henri IV le reste de sa vie, qui dura encore deux ans. La Ligue, plus appuyée que jamais par le pape, secourue des Espagnols, et forte par elle-même, était parvenue au plus haut point de sa grandeur, et faisait sentir à Henri IV cette haine que le faux zèle inspire, et ce mépris que font naître les heureux succès.

Henri avait peu d’amis, peu de places importantes, point d’argent, et une petite armée ; mais son courage, son activité, sa politique, suppléaient à tout ce qui lui manquait. Il gagna plusieurs batailles, et entre autres celle d’Ivry sur le duc de Mayenne, une des plus remarquables qui aient jamais été données. Les deux généraux montrèrent dans ce jour toute leur capacité, et les soldats tout leur courage. Il y eut peu de fautes commises de part et d’autre. Henri fut enfin redevable de la victoire à la supériorité de ses connaissances et de sa valeur : mais il avoua que Mayenne avait rempli tous les devoirs d’un grand général : « Il n’a péché, dit-il, que dans la cause qu’il soutenait. »

Il se montra après la victoire aussi modéré qu’il avait été terrible dans le combat. Instruit que le pouvoir diminue souvent quand on en fait un usage trop étendu, et qu’il augmente en l’employant avec ménagement, il mit un frein à la fureur du soldat armé contre l’ennemi ; il eut soin des blessés, et donna la liberté à plusieurs personnes. Cependant tant de valeur et tant de générosité ne touchèrent point les ligueurs.

Les guerres civiles de France étaient devenues la querelle de toute l’Europe. Le roi Philippe II était vivement engagé à défendre la Ligue : la reine Élisabeth donnait toutes sortes de secours à Henri, non parce qu’il était protestant, mais parce qu’il était ennemi de Philippe II, dont il lui était dangereux de laisser croître le pouvoir. Elle envoya à Henri cinq mille hommes, sous le commandement du comte d’Essex, son favori, auquel elle fit depuis trancher la tête.

Le roi continua la guerre avec différents succès. Il prit d’assaut tous les faubourgs de Paris dans un seul jour. Il eût peut-être pris de même la ville s’il n’eût pensé qu’à la conquérir ; mais il craignit de donner sa capitale en proie aux soldats, et de ruiner une ville qu’il avait envie de sauver. Il assiégea Paris ; il leva le siége, il le recommença ; enfin il bloqua la ville, et lui coupa toutes les communications, dans l’espérance que les Parisiens seraient forcés, par la disette des vivres, à se rendre sans effusion de sang.

Mais Mayenne, les prêtres, et les Seize, tournèrent les esprits avec tant d’art, les envenimèrent si fort contre les hérétiques, et remplirent leur imagination de tant de fanatisme, qu’ils aimèrent mieux mourir de faim que de se rendre et d’obéir.

Les moines et les religieux donnèrent un spectacle qui, bien que ridicule en lui-même, fut cependant un ressort merveilleux pour animer le peuple. Ils firent une espèce de revue militaire, marchant par rang et de file, et portant des armes rouillées par-dessus leurs capuchons, ayant à leur tête la figure de la vierge Marie, branlant des épées, et criant qu’ils étaient tout prêts à combattre et à mourir pour la défense de la foi ; en sorte que les bourgeois, voyant leurs confesseurs armés, croyaient effectivement soutenir la cause de Dieu.

Quoi qu’il en soit, la disette dégénéra en famine universelle : ce nombre prodigieux de citoyens n’avait d’autre nourriture que les sermons des prêtres et que les miracles imaginaires des moines, qui, par ce pieux artifice, avaient dans leurs couvents toutes choses en abondance, tandis que toute la ville était sur le point de mourir de faim. Les misérables Parisiens, trompés d’abord par l’espérance d’un prompt secours, chantaient dans les rues des ballades et des lampons contre Henri : folie qu’on ne pourrait attribuer à quelque autre nation avec vraisemblance, mais qui est assez conforme au génie des Français, même dans un état si affreux. Cette courte et déplorable joie fut bientôt entièrement étouffée par la misère la plus réelle et la plus étonnante : trente mille hommes moururent de faim dans l’espace d’un mois. Les malheureux citoyens, pressés par la famine, essayèrent de faire une espèce de pain avec les os des morts, lesquels étant brisés et bouillis formaient une sorte de gelée ; mais cette nourriture si peu naturelle ne servait qu’à les faire mourir plus promptement. On conte (et cela est attesté par les témoignages les plus authentiques) qu’une femme tua et mangea son propre enfant[14]. Au reste, l’inflexible opiniâtreté des Parisiens était égale à leur misère. Henri eut plus de compassion pour leur état qu’ils n’en avaient eux-mêmes : son bon naturel l’emporta sur son intérêt particulier.

Il souffrit que ses soldats vendissent en particulier toutes sortes de provisions à la ville. Ainsi on vit arriver ce qu’on n’avait pas encore vu, que les assiégés étaient nourris par les assiégeants : c’était un spectacle bien singulier que de voir les soldats qui, du fond de leurs tranchées, envoyaient des vivres aux citoyens, qui leur jetaient de l’argent de leurs remparts. Plusieurs officiers, entraînés par la licence si ordinaire à la soldatesque, troquaient un aloyau pour une fille ; en sorte qu’on ne voyait que femmes qui descendaient dans des baquets, et des baquets qui remontaient pleins de provisions. Par là une licence hors de saison régna parmi les officiers ; les soldats amassèrent beaucoup d’argent : les assiégés furent soulagés, et le roi perdit la ville ; car dans le même temps une armée d’Espagnols vint des Pays-Bas. Le roi fut obligé de lever le siège, et d’aller à sa rencontre au travers de tous les dangers et de tous les hasards de la guerre, jusqu’à ce qu’enfin les Espagnols ayant été chassés du royaume, il revint une troisième fois devant Paris, qui était toujours plus opiniâtre à ne point le recevoir.

Sur ces entrefaites, le cardinal de Bourbon, ce fantôme de la royauté, mourut[15]. On tint une assemblée à Paris, qui nomma les états généraux du royaume pour procéder à l’élection d’un nouveau roi. L’Espagne influait fortement sur ces états : Mayenne avait un parti considérable qui voulait le mettre sur le trône. Enfin Henri, ennuyé de la cruelle nécessité de faire éternellement la guerre à ses sujets, et sachant d’ailleurs que ce n’était pas sa personne, mais sa religion qu’ils haïssaient, résolut de rentrer au giron de l’Église romaine. Peu de semaines après, Paris lui ouvrit ses portes. Ce qui avait été impossible à sa valeur et à sa magnanimité, il l’obtint facilement en allant à la messe, et en recevant l’absolution du pape.

Tout le peuple, changé dans ce jour salutaire,
Reconnaît son vrai roi, son vainqueur, et son père.
Dès lors on admira ce règne fortuné.
Et commencé trop tard, et trop tôt terminé.
L’Autrichien trembla. Justement désarmée,
Rome adopta Bourbon, Rome s’en vit aimée.
La Discorde rentra dans l’éternelle nuit.
À reconnaître un roi Mayenne fut réduit ;
Et, soumettant enfin son cœur et ses provinces.
Fut le meilleur sujet du plus juste des princes.

Henriade, fin du dernier chant.
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  1. L’auteur avait écrit ce morceau en anglais (Note de Voltaire, 1768), lorsqu’on imprima la Henriade à Londres. (Id., 1775.)
  2. Voyez une note du chant II, pages 69-70.
  3. Voyez les notes du chant II, page 68.
  4. Le 18 auguste 1572.
  5. Voltaire a dit plus tard que Besme était Allemand ; voyez page 78. Il était Bohémien.
  6. Voyez page 81.
  7. Il serait donc né en 1562 ; mais ce compte diffère des chiffres qui sont donnés page 85.
  8. Voyez page 82.
  9. Voyez page 81.
  10. Dans le Nouvelliste du Parnasse, dont les rédacteurs étaient les abbés Desfontaines et Granet, on observe que le traducteur (l’abbé Granet lui-même) ne donne pas le texte de la lettre de Montmorin, mais la traduction qu’il a faite sur la traduction que Voltaire en avait faite en anglais. (B.)
  11. En 1802, dans une séance particulière de l’Institut, M. Dulaure lut un mémoire dans lequel il prouve que cette lettre est supposée, parce que : 1° le gouverneur d’Auvergne, en 1572, s’appelait et signait Saint-Herem, et non Montmorin, quoique de la même famille ; 2° le mot protestant n’était employé alors que par quelques écrivains protestants eux-mêmes : les catholiques se servaient des mots religionnaires, huguenots, calvinistes, prétendus réformés, ceux de la religion prétendue réformée ; 3° le style de la lettre n’est pas celui du temps ; 4° ce n’est pas celui du gouverneur de l’Auvergne ; 5° cette lettre est contraire à son caractère et à sa conduite antérieure, puisqu’il avait persécuté les protestants ; 6° si les réformés d’Auvergne échappèrent au massacre, ce fut parce que l’ordre envoyé de la cour au gouverneur de la province fut enlevé par un calviniste au capitaine Combelle, natif de Clermont, qui en était porteur : celui-ci n’ayant pu qu’énoncer verbalement cet ordre rigoureux, le gouverneur ne voulut pas prendre sur lui de l’exécuter sans l’avoir reçu par écrit ; mais la fureur de la cour s’étant ralentie après les massacres, on ne voulut pas expédier un nouvel ordre pour l’Auvergne.

    Le château Saint-Ange, bâti par Henri IV pour la belle Gabrielle, n’est qu’à trois lieues du château de Fontainebleau, dont les Montmorin étaient gouverneurs ; et ce fut chez M. de Caumartin, à Saint-Ange, que Voltaire commença la Henriade.

    C’est ici le lieu de remarquer aussi que Jean Hennuyer, évêque de Lisieux, à qui l’on fait honneur d’avoir, dans son diocèse, empêché le massacre des protestants, loin d’avoir été leur protecteur, avait montré, en 1561, une vive opposition au célèbre édit du 17 janvier, qui leur permettait de faire des prêches hors des villes. Il ne paraît même pas qu’à l’époque de la Saint-Barthélémy, Hennuyer, qui était aumônier de Charles IX et confesseur de Catherine de Médicis, fût dans son diocèse ; ce fut, dit-on, à Guy du Longchamp de Fumichon, gouverneur, ainsi qu’à Tannegui Leveneur de Carrouges, et aux officiers municipaux de Lisieux, que les protestants de cette ville durent leur salut. Voyez dans le Mercure diverses lettres, 1746, second volume de juin et premier de décembre ; 1748, septembre, et second volume de décembre. L’abbé Lebœuf, auteur de cette dernière lettre, fait honneur à Matignon, gouverneur des bailliages d’Alençon (d’où dépendait Lisieux), de Caen, et du Cotentin, d’avoir empêché, dans son gouvernement, le massacre des protestants. (B.)

  12. Voyez page 99.
  13. Voyez la note 2 de la page 134.
  14. C’est un épisode du dixième chant, vers 282 et suivants ; voyez page 252.
  15. Le 9 mai 1590.