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LES PEUPLES


en sa faveur. Il est vrai que la tête du comte Lally, altérée par la chaleur du climat de Pondichéry, et plus encore par le désastre de nos armes, ne lui laissa pas la prudence nécessaire pour commander. Il se fit, par l’excès de ses emportements, autant d’ennemis qu’il avait d’officiers de tout genre sous ses ordres. Ils demandèrent sa condamnation ; leur animosité enflamma les juges ; on traîna un général des armées du roi dans un tombereau, avec un bâillon à la bouche. S’il était mort de la main des officiers qu’il insulta, personne ne l’aurait plaint : on le livra au bourreau, on le plaindra à jamais. Juges suprêmes, jugez les justices.

Que dirons-nous de deux malheureux enfants[1], l’un de dix-neuf ans, l’autre de dix-sept, coupables d’irrévérences, d’emportements de jeunesse, et même de quelques profanations, mais non publiques ? Six mois de Saint-Lazare les auraient corrigés. Le zèle indiscret d’un seul homme[2], et des circonstances malheureuses, les livrent aux plus épouvantables supplices, à des supplices dont on punirait à peine des parricides. Ils y sont condamnés sur une loi très-équivoque, et nous n’avons que trop de ces lois.

L’un d’eux subit son arrêt, après avoir été appliqué à la torture, uniquement parce que la torture est d’usage. L’Europe en frémit depuis Moscou jusqu’à Rome. Il serait devenu un des meilleurs officiers de nos armées. Qui le croirait ? Il est mort comme Socrate, il aurait vécu comme lui. Est-ce ainsi qu’on doit prodiguer le sang de la noblesse et de la jeunesse !

L’autre échappe par la fuite, et sert avec autant de distinction que de sagesse sous un roi philosophe et victorieux, qui connaît son mérite. Juges suprêmes, jugez les justices.

Nous pourrions étaler aux yeux des peuples effrayés trente exemples de jugements atroces et de sang ainsi répandu, qui crient vengeance. Nous pourrions faire voir combien il est nécessaire qu’aucun citoyen ne soit mis à mort sans que les motifs de sa condamnation soient envoyés au chef de la justice, ainsi qu’il se pratique chez les nations les plus policées de l’orient et de l’occident. Nous pourrions tristement démontrer combien nous sommes encore barbares dans le sein de la politesse et des plaisirs. Nous pourrions crier que notre jurisprudence criminelle,

  1. Le chevalier de La Barre et d’Étallonde ; voyez la Relation, tome XXV, page 503.
  2. L’évêque d’Amiens ; voyez tome XXV, page 506.