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CHAPITRE X.

fable absurde[1]. Il est ridicule qu’on ait fait venir cette légion d’Asie par le grand Saint-Bernard ; il est impossible qu’on l’eût appelée d’Asie pour venir apaiser une sédition dans les Gaules, un an après que cette sédition avait été réprimée ; il n’est pas moins impossible qu’on ait égorgé six mille hommes d’infanterie et sept cents cavaliers dans un passage où deux cents hommes pourraient arrêter une armée entière. La relation de cette prétendue boucherie commence par une imposture évidente : « Quand la terre gémissait sous la tyrannie de Dioclétien, le ciel se peuplait de martyrs. » Or cette aventure, comme on l’a dit, est supposée en 286, temps où Dioclétien favorisait le plus les chrétiens[2], et où l’empire romain fut le plus heureux. Enfin ce qui devrait épargner toutes ces discussions, c’est qu’il n’y eut jamais de légion thébaine : les Romains étaient trop fiers et trop sensés pour composer une légion de ces Égyptiens qui ne servaient à Rome que d’esclaves, Verna Canopi : c’est comme s’ils avaient eu une légion juive. Nous avons les noms des trente-deux légions qui faisaient les principales forces de l’empire romain ; assurément la légion thébaine ne s’y trouve pas. Rangeons donc ce conte avec les vers acrostiches des sibylles qui prédisaient les miracles de Jésus-Christ, et avec tant de pièces supposées qu’un faux zèle prodigua pour abuser la crédulité.


CHAPITRE X.


DU DANGER DES FAUSSES LÉGENDES ET DE LA PERSÉCUTION.


Le mensonge en a trop longtemps imposé aux hommes ; il est temps qu’on connaisse le peu de vérités qu’on peut démêler à travers ces nuages de fables qui couvrent l’histoire romaine depuis Tacite et Suétone, et qui ont presque toujours enveloppé les annales des autres nations anciennes.

Comment peut-on croire, par exemple, que les Romains, ce peuple grave et sévère de qui nous tenons nos lois, aient condamné des vierges chrétiennes, des filles de qualité, à la prostitution ? C’est bien mal connaître l’austère dignité de nos


  1. Voltaire a parlé de la légion thébaine, tome XI, page 229 ; ci-dessus, page 44. Il en reparle dans l’article vi de ses Fragments sur l’histoire, et dans le chapitre xiv de l’Histoire de l’établissement du christianisme.
  2. Voyez tome XI, page 227.