Fragment sur l’histoire générale/Édition Garnier/6

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ARTICLE VI.

Fausses donations, faux martyrs. Faux miracles.

La vérité de l’histoire, bien plus utile qu’on ne pense, nous força d’examiner les fausses légendes aussi attentivement que le voyage de saint Pierre. Nous crûmes que le mensonge ne pouvait que déshonorer la religion. Les miracles de Jésus-Christ et des apôtres sont si vrais qu’on ne doit pas risquer d’affaiblir le profond respect qu’on a pour eux, en leur associant de faux prodiges. Admirons, célébrons, révérons le Lazare ressuscité[1] ; le bienfait des noces de Cana[2] ; les démons chassés du corps des possédés ; ces esprits immondes[3] précipités dans le corps d’animaux immondes comme eux, et noyés avec eux dans le lac de Génézareth ; le fils de Dieu enlevé sur le faîte du temple[4] et sur une montagne par l’ennemi de Dieu et des hommes ; Jésus confondant d’un seul mot cet éternel ennemi, qui osait proposer à Dieu même d’adorer le diable ; Jésus transfiguré sur le Thabor[5] pour manifester sa gloire à Moïse et à Élie, qui viennent du sein des morts recevoir ses leçons éternelles ; Jésus, la source de la vie, Jésus, créateur du genre humain, mourant pour le genre humain ; les morts ressuscitant[6] quand il expire, et remplissant les rues de Jérusalem ; le soleil[7] s’éclipsant en plein midi et en pleine lune par toute la terre, à la confusion de tout l’empire romain, assez aveugle pour négliger ce grand événement ; le Saint-Esprit[8] descendant en langues de feu sur les apôtres, etc. Ces vrais miracles sont assez nombreux, assez avérés. Des hommes inspirés les ont écrits ; tout lecteur judicieux les apprécie ; tout bon chrétien les adore.

Mais c’était, nous osons le dire, une impiété et une folie de vouloir soutenir ces prodiges, que Dieu daigna lui-même opérer en Judée, par des fables absurdes que des hommes inconnus ont inventées tant de siècles après.

La personne illustre qui étudia l’histoire avec nous fut très-scandalisée qu’un jésuite, nommé Papebroke, prétendît avoir traduit un manuscrit grec qui contenait le martyre de saint Théodote, cabaretier, et de sept vierges âgées de soixante-douze ans chacune, que le gouverneur de la ville d’Ancyre condamna à livrer leur pucelage aux jeunes gens de la ville. Cette sentence portée contre ces sept vieilles, ou plutôt contre ces jeunes gens, était encore la plus simple et la moins merveilleuse anecdote de toute cette aventure. La légende de ce saint cabaretier, et de son ami le curé Frontin, est assez connue[9].

On arrache la langue à saint Romain, qui était bègue, et aussitôt il parle avec la plus grande volubilité ; et l’auteur, grand physicien, remarque « qu’il est impossible de vivre sans langue » : ce qui rend le miracle plus beau.

Que dire de saint Paulin, qui voyant un possédé se promener la tête en bas, comme une mouche, à la voûte d’une église, envoya vite chercher des reliques de saint Félix de Nole ? Dès qu’elles furent arrivées, le possédé tomba par terre.

Est-il possible qu’on ait écrit sérieusement que saint Denis l’Aréopagite, étant venu d’Athènes à Paris, fut pendu à Montmartre ; qu’il prêcha du haut de la potence dès qu’il fut étranglé, et qu’ensuite il porta sa tête entre ses bras dès qu’il eut le cou coupé ?

Nous pourrions citer trois morts ressuscités en un jour par saint Dominique ; vingt-huit aveugles, quatre possédés, six lépreux, trois sourds, trois muets guéris, et quatre morts ressuscités, le tout par saint Victor.

Saint Maclou, pressé de ressusciter un mort, répond : « Qu’il attende que j’aie dit ma messe. » La messe finie, il le ressuscite ; le mort demande à boire : soudain saint Maclou change de l’eau en vin, un caillou en gobelet, un balai en serviette. Le mort boit et reconnaît que ces trois miracles sont en l’honneur de la Trinité. C’est là pourtant ce qu’écrivent les jésuites Ribadeneira et Antoine Girard dans la Vie des Saints.

On a écrit, et depuis la renaissance des lettres on a imprimé plus de dix mille contes de cette force. Le bénédictin Ruinart nous en a donné de pareils dans ses prétendus Actes sincères[10], qui sont évidemment du xiiie siècle, et tous écrits du même style. C’est là qu’il renouvelle l’histoire du cabaretier Théodote et de la langue de Romain.

On rendit à la raison et à la religion le service de détruire ces fables : elles étaient encore si accréditées qu’un jésuite nommé Nonotte prit leur défense, et fut même secondé par quelques écrivains.

Plusieurs regardaient comme un article de foi l’apparition du labarum dans les nuées. Ils ne savaient si c’était vers Besançon, ou vers Troie, ou vers Rome, et si l’inscription était en latin ou en grec ; mais ils étaient sûrs de l’apparition.

Par quel excès de démence a-t-on écrit et répété si souvent que, dans l’année 287, au temps même que Dioclétien favorisait le plus notre sainte religion, lorsque les principaux officiers de son palais étaient chrétiens, lorsque sa femme était chrétienne, cet empereur fit couper la tête à toute une légion appelée Thébaine, composée de six mille sept cents hommes, et cela parce qu’elle était chrétienne ? Nous avions anéanti[11] cette fable impertinente attribuée à l’abbé Eucher, depuis évêque de Lyon, mort en 454, cent soixante-sept ans après cette aventure. Nous avions fait voir combien il était ridicule d’attribuer à cet évêque une rapsodie dans laquelle il est parlé, avant l’année 454, du roi de Bourgogne Sigismond, qui mourut en 523. Cette ineptie était assez sensible. Nous avions prouvé qu’aucun auteur ne parla jamais d’une légion thébaine. Il y avait trois légions en Égypte ; mais aucune n’était composée d’habitants de Thèbes. Cette prétendue légion n’avait pu arriver d’orient en occident par le Valais, comme on le dit ; elle n’avait pu être entourée de troupes supérieures en nombre qui l’auraient égorgée dans le petit défilé d’Agaune, où l’on ne peut ranger deux cents hommes en bataille, et où la moitié d’une cohorte aurait aisément arrêté toutes les légions de l’empire romain. Ce monstrueux amas de bêtises méritait d’être développé, et il s’est trouvé un Nonotte qui les a défendues comme son bien propre. Il a intitulé son livre nos Erreurs, et il a trouvé des dévotes qui l’ont cru sur sa parole.


  1. Jean, xi, 44.
  2. Jean, ii, 9.
  3. Matthieu, viii, 32 ; Marc, v, 13.
  4. Matthieu, iv, 5, 8 ; Luc, iv, 5, 9.
  5. Matthieu, xvii, 2 ; Marc, ix, 1.
  6. Matthieu, xxvii, 52, 53.
  7. Matthieu, xxvii, 45 ; Marc, xv, 33 ; Luc, xxv, 44.
  8. Actes des apôtres, ii, 3.
  9. Voyez tome XX, page 42 ; XXVI, 267 ; XXVII, 239.
  10. Voyez tome XIV, page 125.
  11. Voyez tome XXIV, page 487.