Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome25.djvu/484

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
474
PETIT COMMENTAIRE

vingt-cinq mille personnes par année dans un grand royaume ; il n’a pas tenu aux ennemis de la nature humaine qu’on n’ait traité ses bienfaiteurs d’empoisonneurs publics[1]. Si on avait eu le malheur de les écouter, que serait-il arrivé ? les peuples voisins auraient conclu que la nation était sans raison et sans courage.

Heureusement les persécutions sont passagères ; elles sont personnelles, elles dépendent du caprice de trois ou quatre énergumènes qui voient toujours ce que les autres ne verraient pas si on ne corrompait pas leur entendement : ils cabalent, ils ameutent, on crie quelque temps ; ensuite on est étonné d’avoir crié, et puis on oublie tout.

Un homme[2] ose dire, non-seulement après tous les physiciens, mais après tous les hommes, que si la Providence ne nous avait pas accordé des mains, il n’y aurait sur la terre ni artistes ni arts. Un vinaigrier[3] devenu maître d’école dénonce cette proposition comme impie : il prétend que l’auteur attribue tout à nos mains, et rien à notre intelligence. Un singe n’oserait intenter une telle accusation dans le pays des singes ; cette accusation réussit chez les hommes. L’auteur est persécuté avec fureur ; au bout de trois mois on n’y pense plus. Il en est de la plupart des livres philosophiques comme des Contes de La Fontaine ; on commença par les brûler, on a fini par les représenter à l’Opéra-Comique. Pourquoi en permet-on les représentations ? c’est qu’on s’est aperçu enfin qu’il n’y avait là que de quoi rire. Pourquoi le même livre qu’on a proscrit reste-t-il paisiblement entre les mains des lecteurs ? c’est qu’on s’est aperçu que ce livre n’a troublé en rien la société ; qu’aucune pensée abstraite, ni même aucune plaisanterie, n’a ôté à aucun citoyen la moindre prérogative ; qu’il n’a point fait renchérir les denrées ; que les moines mendiants n’en ont pas moins rempli leur besace ; que le train du monde n’a changé en rien, et que le livre n’a servi précisément qu’à occuper le loisir de quelques lecteurs.

En vérité, quand on persécute, c’est pour le plaisir de persécuter.

Passons de l’oppression passagère que la philosophie a essuyée mille fois parmi nous, à l’oppression théologique qui est plus

  1. Voyez tome XXIV, page 467.
  2. Helvétius, De l’Esprit, discours I, chapitre I.
  3. Abraham-Joseph de Chaumeix, né à Orléans, mort à Moscou, au commencement du XIXe siècle, est auteur des Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie, etc., 1758, huit volumes in-12. Les deux derniers contiennent la critique du livre De l’Esprit. Voyez tome XX, page 321.