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VERS ET POÉSIE.

phrase, sans en rendre une raison évidente. Je me garde bien d’en user comme ces regrattiers insolents de la littérature, ces faiseurs d’observations à tant la feuille, qui usurpent le nom de journalistes ; qui croient flatter la malignité du public en disant : Cela est ridicule, cela est pitoyable, sans rien discuter, sans rien prouver. Ils débitent pour toute raison des injures, des sarcasmes, des calomnies. Ils tiennent bureau ouvert de médisance, au lieu d’ouvrir une école où l’on puisse s’instruire.

Celui qui dit librement son avis, sans outrage et sans raillerie amère ; qui raisonne avec son lecteur ; qui cherche sérieusement à épurer la langue et le goût, mérite au moins l’indulgence de ses concitoyens. Il y a plus de soixante ans que j’étudie l’art des vers, et peut-être suis-je en droit de dire mon sentiment. Je dis donc qu’un vers, pour être bon, doit être semblable à l’or, en avoir le poids, le titre, et le son : le poids, c’est la pensée ; le titre, c’est la pureté élégante du style ; le son, c’est l’harmonie. Si l’une de ces trois qualités manque, le vers ne vaut rien.

J’avance hardiment, sans crainte d’être démenti par quiconque a du goût, qu’il y a plusieurs pièces de Corneille où l’on ne trouvera pas six vers irrépréhensibles de suite. Je mets de ce nombre Théodore, Don Sanche, Attila, Bérénice, Agésilas ; et je pourrais augmenter beaucoup cette liste. Je ne parle pas ainsi pour dépriser le mâle et puissant génie de Corneille, mais pour faire voir combien la versification française est difficile, et plutôt pour excuser ceux qui l’ont imité dans ses défauts que pour les condamner. Si vous lisez le Cid, les Horaces, Cinna, Pompée, Polyeucte, avec le même esprit de critique, vous y trouverez souvent douze vers de suite, je ne dis pas seulement bien faits, mais admirables.

Tous les gens de lettres savent que lorsqu’on apporta au sévère Boileau la tragédie de Rhadamiste, il n’en put achever la lecture, et qu’il jeta le livre à la moitié du second acte. « Les Pradons, dit-il, dont nous nous sommes tant moqués, étaient des soleils en comparaison de ces gens-ci. » L’abbé Fraguier et l’abbé Gédoin étaient présents avec Le Verrier, qui lisait la pièce. Je les entendis plus d’une fois raconter cette anecdote ; et Racine le fils en fait mention dans la Vie de son père. L’abbé Gédoin nous disait que ce qui les avait d’abord révoltés tous était l’obscurité de l’exposition faite en mauvais vers. En effet, disait-il, nous ne pûmes jamais comprendre ces vers de Zénobie :

À peine je touchais à mon troisième lustre,
Lorsque tout fut conclu pour cet hymen illustre.