Théodore vierge et martyre



Théodore, vierge et martyre
Tragédie chrétienne



À monsieur L.P.C.B.

Monsieur,

Je n’abuserai point de votre absence de la cour pour vous imposer touchant cette tragédie : sa représentation n’a pas eu grand éclat, et quoique beaucoup en attribuent la cause à diverses conjonctures qui pourraient me justifier aucunement, pour moi, je ne m’en veux prendre qu’à ses défauts, et la tiens mal faite, puisqu’elle a été mal suivie. J’aurais tort de m’opposer au jugement du public : il m’a été trop avantageux en mes autres ouvrages pour le désavouer en celui-ci et, si je l’accusais d’erreur ou d’injustice pour Théodore, mon exemple donnerait lieu à tout le monde de soupçonner des mêmes choses tous les arrêts qu’il a prononcés en ma faveur. Ce n’est pas toutefois sans quelque sorte de satisfaction que je vois que la meilleure partie de mes juges impute ce mauvais succès à l’idée de la prostitution que l’on a pu souffrir, quoiqu’on sût bien qu’elle n’aurait pas d’effet et que, pour en exténuer l’horreur, j’aie employé tout ce que l’art et l’expérience m’ont pu fournir de lumières ; et, certes, il y a de quoi congratuler à la pureté de notre théâtre, de voir qu’une histoire qui fait le plus bel ornement du second livre des Vierges de saint Ambroise se trouve trop licencieuse pour y être supportée. Qu’eût-on dit, si, comme ce grand docteur de l’Église, j’eusse fait voir Théodore dans le lieu infâme, si j’eusse décrit les diverses agitations de son âme durant qu’elle y fut, si j’eusse figuré les troubles qu’elle y ressentit au premier moment qu’elle y vit entrer Didyme ? C’est là-dessus que ce grand saint fait triompher son éloquence, et c’est pour ce spectacle qu’il invite particulièrement les vierges à ouvrir les yeux. Je l’ai dérobé à la vue, et, autant que j’ai pu, à l’imagination de mes auditeurs ; et après y avoir consumé toute mon adresse, la modestie de notre scène a désavoué comme indigne d’elle ce peu que la nécessité de mon sujet m’a forcé d’en faire connaître. Après cela, j’oserai bien dire que ce n’est pas contre des comédies pareilles aux nôtres que déclame saint Augustin, et que ceux que le scrupule ou le caprice ou le zèle, en rend opiniâtres ennemis, n’ont pas grande raison de s’appuyer de son autorité. C’est avec justice qu’il condamne celles de son temps, qui ne méritaient que trop le nom qu’il leur donne de spectacles de turpitude, mais c’est avec injustice qu’on veut étendre cette condamnation jusqu’à celles du nôtre, qui ne contiennent, pour l’ordinaire, que des exemples d’innocence, de vertu et de piété. J’aurais mauvaise grâce de vous en entretenir plus au long : vous êtes déjà trop persuadé de ces vérités, et ce n’est pas mon dessein d’entreprendre ici de désabuser ceux qui ne veulent pas l’être ; il est juste qu’on les abandonne à leur aveuglement volontaire, et que, pour peine de la trop facile croyance qu’ils donnent à des invectives mal fondées, ils demeurent privés du plus agréable et du plus utile des divertissements dont l’esprit humain soit capable. Contentons-nous d’en jouir sans leur en faire part et sou ffrez que, sans faire aucun effort pour les guérir de leur faiblesse, je finisse en vous assurant que je suis et serai toute ma vie,

Monsieur,

Votre très humble et très obligé serviteur,

Corneille.

La représentation de cette tragédie n’a pas eu grand éclat, et, sans chercher des couleurs à la justifier, je veux bien ne m’en prendre qu’à ses défauts, et la croire mal faite, puisqu’elle a été mal suivie. J’aurais tort de m’opposer au jugement du public : il m’a été trop avantageux en d’autres ouvrages pour le contre-dire en celui-ci et, si je l’accusais d’erreur ou d’injustice pour Théodore, mon exemple donnerait lieu à tout le monde de soupçonner des mêmes choses les arrêts qu’il a prononcés en ma faveur. Ce n’est pas toutefois sans quelque satisfaction que je vois la meilleure et la plus saine partie de mes juges imputer ce mauvais succès à l’idée de la prostitution, qu’on n’a pu souffrir, bien qu’on sût assez qu’elle n’aurait point d’effet, et que, pour en exténuer l’horreur, j’aie employé tout ce que l’art et l’expérience m’ont pu fournir de lumières, pouvant dire du quatrième acte de cette pièce que je ne crois pas en avoir fait aucun où les diverses passions soient ménagées avec plus d’adresse et qui lui donne plus de lieu à faire voir tout le talent d’un excellent acteur. Dans cette disgrâce, j’ai de quoi congratuler à la pureté de notre scène, de voir qu’une histoire qui fait le plus bel ornement du second livre des Vierges de saint Ambroise se trouve trop licencieuse pour y être supportée. Qu’eût-on dit si, comme ce grand docteur de l’Église, j’eusse fait voir cette vierge dans le lieu infâme, si j’eusse décrit les diverses agitations de son âme pendant qu’elle y fut, si j’eusse peint les troubles qu’elle ressentit au premier moment qu’elle y vit entrer Didyme ? C’est là-dessus que ce grand saint fait triompher cette éloquence qui convertit saint Augustin, et c’est pour ce spectacle qu’il invite particulièrement les vierges à ouvrir les yeux. Je l’ai dérobé à la vue et, autant que je l’ai pu, à l’imagination de mes auditeurs et, après y avoir consumé toute mon industrie, la modestie de notre théâtre a désavoué ce peu que la nécessité de mon sujet m’a forcé d’en faire connaître.

Je ne veux pas toutefois me flatter jusqu’à dire que cette fâcheuse idée ait été le seul défaut de ce poème. À le bien examiner, s’il y a quelques caractères vigoureux et animés, comme ceux de Placide et de Marcelle, il y en a de traînants, qui ne peuvent avoir grand charme ni grand feu sur le théâtre. Celui de Théodore est entièrement froid : elle n’a aucune passion qui l’agite ; et, là même où son zèle pour Dieu, qui occupe toute son âme, devrait éclater le plus, c’est-à-dire dans sa contestation avec Didyme pour le martyre, je lui ai donné si peu de chaleur que cette scène, bien que très courte, ne laisse pas d’ennuyer. Aussi, pour en parler sainement, une vierge et martyre sur un théâtre n’est autre chose qu’un terme qui n’a ni jambes ni bras, et par conséquent point d’action.

Le caractère de Valens ressemble trop à celui de Félix dans Polyeucte et a même quelque chose de plus bas, en ce qu’il se ravale à craindre sa femme et n’ose s’opposer à ses fureurs, bien que, dans l’âme, il tienne le parti de son fils. Tout gouverneur qu’il est, il demeure les bras croisés, au cinquième acte, quand il les voit prêts à s’entr’immoler l’un à l’autre et attend le succès de leur haine mutuelle pour se ranger du côté du plus fort. La connaissance que Placide, son fils, a de cette bassesse d’âme fait qu’il le regarde si bien comme un esclave de Marcelle, qu’il ne daigne s’adresser à lui pour obtenir ce qu’il souhaite en faveur de sa maîtresse, sachant bien qu’il le ferait inutilement : il aime mieux se jeter aux pieds de cette marâtre impérieuse, qu’il hait et qu’il a bravée, que de perdre des prières et des soupirs auprès d’un père qui l’aime dans le fond de l’âme et n’oserait lui rien accorder.

Le reste est assez ingénieusement conduit et la maladie de Flavie, sa mort, et les violences des désespoirs de sa mère qui la venge, ont assez de justesse. J’avais peint des haines trop envenimées pour finir autrement, et j’eusse été ridicule si j’eusse fait faire au sang de ces martyrs le même effet sur les cœurs de Marcelle et de Placide, que fait celui de Polyeucte sur ceux de Félix et de Pauline. La mort de Théodore peut servir de preuve à ce que dit Aristote, que quand un ennemi tue son ennemi, il ne s’excite par là aucune pitié dans l’âme des spectateurs. Placide en peut faire naître, et purger ensuite ces forts attachements d’amour qui sont cause de son malheur, mais les funestes désespoirs de Marcelle et de Flavie, bien que l’une ni l’autre ne fasse de pitié, sont encore plus capables de purger l’opiniâtreté à faire des mariages par force, et à ne se point départir du projet qu’on en fait par un accommodement de famille entre des enfants dont les volontés ne s’y conforment point quand ils sont venus en âge de l’exécuter.

L’unité de jour et de lieu se rencontre en cette pièce, mais je ne sais s’il n’y a point une duplicité d’action, en ce que Théodore, échappée d’un péril, se rejette dans un autre de son propre mouvement. L’histoire le porte, mais la tragédie n’est pas obligée de représenter toute la vie de son héros ou de son héroïne et doit ne s’attacher qu’à une action propre au théâtre. Dans l’histoire même, j’ai trouvé toujours quelque chose à dire en cette offre volontaire qu’elle fait de sa vie aux bourreaux de Didyme. Elle venait d’échapper de la prostitution et n’avait aucune assurance qu’on ne l’y condamnerait point de nouveau, et qu’on accepterait sa vie en échange de sa pudicité qu’on avait voulu sacrifier. Je l’ai sauvée de ce péril, non seulement par une révélation de Dieu qu’on se contenterait de sa mort, mais encore par une raison assez vraisemblable, que Marcelle, qui vient de voir expirer sa fille unique entre ses bras, voudrait obstinément du sang pour sa vengeance, mais, avec toutes ces précautions, je ne vois pas comment je pourrais justifier ici cette duplicité de péril après l’avoir condamnée dans l’Horace. La seule couleur qui pourrait y servir de prétexte, c’est que la pièce ne serait pas achevée si on ne savait ce que devient Théodore après être échappée de l’infamie, et qu’il n’y a point de fin glorieuse, ni même raisonnable, pour elle que le martyre, qui est historique ; du moins l’imagination ne m’en offre point. Si les maîtres de l’art veulent consentir que cette nécessité de faire connaître ce qu’elle devient suffise pour réunir ce nouveau péril à l’autre et empêcher qu’il n’y ait duplicité d’action, je ne m’opposerai pas à leur jugement, mais aussi je n’en appellerai pas quand ils la voudront condamner.

Acteurs

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Valens, gouverneur d’Antioche.

Placide, fils de Valens et amoureux de Théodore.

Cléobule, ami de Placide.

Didyme, amoureux de Théodore.

Paulin, confident de Valens.

Lycante, capitaine d’une cohorte romaine.

Marcelle, femme de Valens.

Théodore, princesse d’Antioche.

Stéphanie, confidente de Marcelle.

La scène est à Antioche, dans le palais du gouverneur.

Acte premier

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Scène première

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Placide, Cléobule

Placide

Il est vrai, Cléobule, et je veux l’avouer,

La fortune me flatte assez pour m’en louer :

Mon père est gouverneur de toute la Syrie,

Et, comme si c’était trop peu de flatterie,

Moi-même elle m’embrasse, et vient de me donner,

Tout jeune que je suis, l’Égypte à gouverner.

Certes, si je m’enflais de ces vaines fumées

Dont on voit à la cour tant d’âmes si charmées,


Si l’éclat des grandeurs avait pu me ravir,

J’aurais de quoi me plaire et de quoi m’assouvir :

Au-dessous des Césars je suis ce qu’on peut être ;

À moins que de leur rang le mien ne saurait croître,

Et pour haut qu’on ait mis des titres si sacrés,

On y monte souvent par de moindres degrés,

Mais ces honneurs pour moi ne sont qu’une infamie.

Parce que je les tiens d’une main ennemie,

Et leur plus doux appât qu’un excès de rigueur,

Parce que pour échange on veut avoir mon cœur.

On perd temps toutefois : ce cœur n’est point à vendre,

Marcelle ; en vain, par là, tu crois gagner un gendre ;

Ta Flavie à mes yeux fait toujours même horreur.

Ton frère Marcellin peut tout sur l’empereur ;

Mon père est ton époux, et tu peux sur son âme

Ce que sur un mari doit pouvoir une femme ;

Va plus outre, et par zèle ou par dextérité,

Joins le vouloir des dieux à leur autorité,

Assemble leur faveur, assemble leur colère :

Pour aimer, je n’écoute empereur, dieux, ni père,

Et je la trouverais un objet odieux

Des mains de l’empereur et d’un père et des dieux.

Cléobule

Quoique pour vous Marcelle ait le nom de marâtre,

Considérez, Seigneur, qu’elle vous idolâtre ;

Voyez d’un œil plus sain ce que vous lui devez,

Les biens et les honneurs qu’elle vous a sauvés :

Quand Dioclétien fut maître de l’empire…

Placide

Mon père était perdu, c’est ce que tu veux dire.

Sitôt qu’à son parti le bonheur eut manqué,

Sa tête fut proscrite, et son bien confisqué ;

On vit à Marcellin sa dépouille donnée ;

Il sut la racheter par ce triste hyménée,

Et forçant son grand cœur à ce honteux lien,

Lui-même il se livra pour rançon de son bien.

Dès lors, on asservit jusques à mon enfance :

De Flavie avec moi on conclut l’alliance,

Et depuis ce moment Marcelle a fait chez nous

Un destin que tout autre aurait trouvé fort doux.

La dignité du fils, comme celle du père,

Descend du haut pouvoir que lui donne ce frère.

Mais, à la regarder de l’œil dont je la voi,

Ce n’est qu’un joug pompeux qu’on veut jeter sur moi :

On élève chez nous un trône pour sa fille ;

On y sème l’éclat dont on veut qu’elle brille,

Et dans tous ces honneurs je ne vois en effet

Qu’un infâme dépôt des présents qu’on lui fait.

Cléobule

S’ils ne sont qu’un dépôt du bien qu’on lui veut faire,

Vous en êtes, Seigneur, mauvais dépositaire,

Puisque avec tant d’effort on vous voit travailler

À mettre ailleurs l’éclat dont elle doit briller :

Vous aimez Théodore, et votre âme ravie

Lui veut donner ce trône élevé pour Flavie ;

C’est là le fondement de votre aversion.

Placide

Ce n’est point un secret que cette passion :

Flavie, au lit, malade, en meurt de jalousie,

Et, dans l’âpre dépit dont sa mère est saisie,

Elle tonne, foudroie, et, pleine de fureur,

Menace de tout perdre auprès de l’empereur.

Comme de ses faveurs, je ris de sa colère :

Quoi qu’elle ait fait pour moi, quoi qu’elle puisse faire,

Le passé sur mon cœur ne peut rien obtenir,

Et je laisse au hasard le soin de l’avenir.

Je me plais à braver cet orgueilleux courage :

Chaque jour pour l’aigrir je vais jusqu’à l’outrage ;

Son âme impérieuse et prompte à fulminer

Ne saurait me haïr jusqu’à m’abandonner.

Souvent elle me flatte alors que je l’offense,

Et, quand je l’ai poussée à quelque violence,

L’amour de sa Flavie en rompt tous les effets

Et l’éclat s’en termine à de nouveaux bienfaits.

Je la plains toutefois, et, plus à plaindre qu’elle,

Comme elle aime un ingrat, j’adore une cruelle,

Dont la rigueur la venge, et, rejetant ma foi,

Me rend tous les mépris que Flavie a de moi.

Mon sort des deux côtés mérite qu’on le plaigne :

L’une me persécute, et l’autre me dédaigne ;

Je hais qui m’idolâtre, et j’aime qui me fuit,

Et je poursuis en vain, ainsi qu’on me poursuit.

Telle est de mon destin la fatale injustice ;

Telle est la tyrannie ensemble et le caprice

Du démon aveuglé qui, sans discrétion,

Verse l’antipathie et l’inclination.

Mais puisqu’à d’autres yeux je parais trop aimable,

Que peut voir Théodore en moi de méprisable ?

Sans doute, elle aime ailleurs, et s’impute à bonheur

De préférer Didyme au fils du gouverneur !

Cléobule

Comme elle je suis né, Seigneur, dans Antioche,

Et par les droits du sang je lui suis assez proche.

Je connais son courage, et vous répondrais bien

Qu’étant sourde à vos vœux elle n’écoute rien,

Et que cette rigueur dont votre amour l’accuse

Ne donne point ailleurs ce qu’elle vous refuse :

Ce malheureux rival, dont vous êtes jaloux,

En reçoit chaque jour plus de mépris que vous.

Mais quand même ses feux répondraient à vos flammes,

Qu’une amour mutuelle unirait vos deux âmes,

Voyez où cette amour vous peut précipiter,

Quel orage sur vous elle doit exciter,

Ce que dira Valens, ce que fera Marcelle.

Souffrez que son parent vous dise enfin pour elle…

Placide

Ah ! Si je puis encor quelque chose sur toi,

Ne me dis rien pour elle, et dis-lui tout pour moi :

Dis-lui que je suis sûr des bontés de mon père,

Ou que, s’il se rendait d’une humeur trop sévère,

L’Égypte où l’on m’envoie est un asile ouvert

Pour mettre notre flamme et notre heur à couvert ;

Là, saisis d’un rayon des puissances suprêmes,

Nous ne recevrons plus de lois que de nous-mêmes ;

Quelques noires vapeurs que puissent concevoir

Et la mère et la fille ensemble au désespoir,

Tout ce qu’elles pourront enfanter de tempêtes

Sans venir jusqu’à nous crèvera sur leurs têtes,

Et nous érigerons en cet heureux séjour

De leur rage impuissante un trophée à l’amour.

Parle, parle pour moi, presse, agis, persuade,

Fais quelque chose enfin pour mon esprit malade,

Fais-lui voir mon pouvoir, fais-lui voir mon ardeur :

Son dédain est peut-être un effet de sa peur,

Et, si tu lui pouvais arracher cette crainte,

Tu pourrais dissiper cette froideur contrainte ;

Tu pourrais… Mais je vois Marcelle qui survient.

Scène II

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Marcelle, Placide, Cléobule, Stéphanie

Marcelle

Ce mauvais conseiller toujours vous entretient ?

Placide

Vous dites vrai, Madame : il tâche à me surprendre ;

Son conseil est mauvais, mais je sais m’en défendre.

Marcelle

Il vous parle d’aimer ?

Placide

Contre mon sentiment.

Marcelle

Levez, levez le masque, et parlez franchement.

De votre Théodore il est l’agent fidèle :

Pour vous mieux engager elle fait la cruelle,

Vous chasse en apparence, et, pour vous retenir,

Par ce parent adroit vous fait entretenir.

Placide

Par ce fidèle agent elle est donc mal servie :

Loin de parler pour elle, il parle pour Flavie,

Et ce parent adroit en matière d’amour

Agit contre son sang pour mieux faire sa cour.

C’est, Madame, en effet, le mal qu’il me conseille ;

Mais j’ai le cœur trop bon pour lui prêter l’oreille.

Marcelle

Dites le cœur trop bas pour aimer en bon lieu.

Placide

L’objet où vont mes vœux serait digne d’un dieu.

Marcelle

Il est digne de vous, d’une âme vile et basse.

Placide

Je fais donc seulement ce qu’il faut que je fasse.

Ne blâmer que Flavie : un cœur si bien placé

D’une âme vile et basse est trop embarrassé ;

D’un choix qui lui fait honte il faut qu’elle s’irrite,

Et me prive d’un bien qui passe mon mérite.

Marcelle

Avec quelle arrogance osez-vous me parler ?

Placide

Au-dessous de Flavie ainsi me ravaler,

C’est de cette arrogance un mauvais témoignage.

Je ne me puis, Madame, abaisser davantage.

Marcelle

Votre respect est rare, et fait voir clairement

Que votre humeur modeste aime l’abaissement.

Eh bien ! Puisqu’à présent j’en suis mieux avertie,

Il faudra satisfaire à cette modestie :

Avec un peu de temps nous en viendrons à bout.

Placide

Vous ne m’ôterez rien, puisque je vous dois tout :

Qui n’a que ce qu’il doit a peu de perte à faire.

Marcelle

Vous pourrez bientôt prendre un sentiment contraire.

Placide

Je n’en changerai point pour la perte d’un bien

Qui me rendra celui de ne vous devoir rien.

Marcelle

Ainsi l’ingratitude en soi-même se flatte.

Mais je saurai punir cette âme trop ingrate,

Et, pour mieux abaisser vos esprits soulevés,

Je vous ôterai plus que vous ne me devez.

Placide

La menace est obscure ; expliquez-la, de grâce.

Marcelle

L’effet expliquera le sens de la menace.

Tandis, souvenez-vous, malgré tous vos mépris,

Que j’ai fait ce que sont et le père et le fils :

Vous me devez l’Égypte, et Valens Antioche.

Placide

Nous ne vous devons rien après un tel reproche :

Un bienfait perd sa grâce à le trop publier ;

Qui veut qu’on s’en souvienne, il le doit oublier.

Marcelle

Je l’oublierais, ingrat, si, pour tant de puissance,

Je recevais de vous quelque reconnaissance.

Placide

Et je m’en souviendrais jusqu’aux dernier s abois.

Si vous vous contentiez de ce que je vous dois.

Marcelle

Après tant de bienfaits, osé-je trop prétendre ?

Placide

Ce ne sont plus bienfaits alors qu’on veut les vendre.

Marcelle

Que doit donc un grand cœur aux faveurs qu’il reçoit ?

Placide

S’avouant redevable, il rend tout ce qu’il doit.

Marcelle

Tous les ingrats en foule iront à votre école,

Puisqu’on y devient quitte en payant de parole.

Placide

Je vous dirai donc plus, puisque vous me pressez :

Nous ne vous devons pas tout ce que vous pensez.

Marcelle

Que seriez-vous sans moi ?

Placide

Sans vous ? Ce que nous sommes :

Notre empereur est juste et sait choisir les hommes ;

Et mon père, après tout, ne se trouve qu’au rang

Où l’auraient mis, sans vous, ses vertus et son sang.

Marcelle

Ne vous souvient-il plus qu’on proscrivit sa tête ?

Placide

Par là votre artifice en fit votre conquête.

Marcelle

Ainsi de ma faveur vous nommez les effets !

Placide

Un autre ami peut-être aurait bien fait sa paix.

Et si votre faveur pour lui s’est employée,

Par son hymen, Madame, il vous a trop payée :

On voit peu d’unions de deux telles moitiés,

Et, la faveur à part, on sait qui vous étiez.

Marcelle

L’ouvrage de mes mains avoir tant d’insolence !

Placide

Elles m’ont mis trop haut pour souffrir une offense.

Marcelle

Quoi ! Vous tranchez ici du nouveau gouverneur ?

Placide

De mon rang, en tous lieux, je soutiendrai l’honneur.

Marcelle

Considérez donc mieux quelle main vous y porte ;

L’hymen seul de Flavie en est pour vous la porte.

Placide

Si je n’y puis entrer qu’acceptant cette loi,

Reprenez votre Égypte, et me laissez à moi.

Marcelle

Plus il me doit d’honneurs, plus son orgueil me brave !

Placide

Plus je reçois d’honneurs, moins je dois être esclave.

Marcelle

Conservez ce grand cœur, vous en aurez besoin.

Placide

Je le conserverai, Madame, avec grand soin,

Et votre grand pouvoir en chassera la vie

Avant que d’y surprendre aucun lieu pour Flavie.

Marcelle

J’en chasserai du moins l’ennemi qui me nuit.

Placide

Vous ferez peu d’effet avec beaucoup de bruit.

Marcelle

Je joindrai de si près l’effet à la menace

Que sa perte aujourd’hui me quittera la place.

Placide

Vous perdrez aujourd’hui… ?

Marcelle

Théodore, à vos yeux.

M’entendez-vous, Placide ? Oui, j’en jure les dieux,

Qu’aujourd’hui mon courroux, armé contre son crime,

Au pied de leurs autels en fera ma victime.

Placide

Et je jure à vos yeux ces mêmes immortels

Que je la vengerai jusque sur leurs autels.

Je jure plus encor : que, si je pouvais croire

Que vous eussiez dessein d’une action si noire,

Il n’est point de respect qui pût me retenir

D’en punir la pensée et de vous prévenir ;

Et que, pour garantir une tête si chère,

Je vous irais chercher jusqu’au lit de mon père.

M’entendez-vous, Madame ? Adieu, pensez-y bien.

N’épargnez pas mon sang, si vous versez le sien :

Autrement ce beau sang en fera verser d’autre,

Et ma fureur n’est pas pour se borner au vôtre.

Scène III

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Marcelle, Stéphanie

Marcelle

As-tu vu, Stéphanie, un plus farouche orgueil ?

As-tu vu des mépris plus dignes du cercueil ?

Et pourrais-je épargner cette insolente vie,

Si sa perte n’était la perte de Flavie,

Dont le cruel destin prend un si triste cours

Qu’aux jours de ce barbare il attache ses jours ?

Stéphanie

Je tremble encor de voir où sa rage l’emporte.

Marcelle

Ma colère en devient et plus juste et plus forte,

Et l’aveugle fureur dont ses discours sont pleins

Ne m’arrachera pas ma vengeance des mains.

Stéphanie

Après votre vengeance, appréhendez la sienne.

Marcelle

Qu’une indigne épouvante à présent me retienne ?

De ce feu turbulent l’éclat impétueux

N’est qu’un faible avorton d’un cœur présomptueux :

La menace à grand bruit ne porte aucune atteinte ;

Elle n’est qu’un effet d’impuissance et de crainte,

Et qui, si près du mal, s’amuse à menacer

Veut amollir le coup qu’il ne peut repousser.

Stéphanie

Théodore vivante, il craint votre colère ;

Mais voyez qu’il ne craint que parce qu’il espère,

Et c’est à vous, Madame, à bien considérer

Qu’il cessera de craindre en cessant d’espérer.

Marcelle

Si l’espoir fait sa peur, nous n’avons qu’à l’éteindre :

Il cessera d’aimer aussi bien que de craindre ;

L’amour va rarement jusque dans un tombeau

S’unir au reste affreux de l’objet le plus beau.

Hasardons. Je ne vois que ce conseil à prendre :

Théodore vivante, il n’en faut rien prétendre,

Et, Théodore morte, on peut encor douter

Quel sera le succès que tu veux redouter.

Quoi qu’il arrive enfin, de la sorte outragée,

C’est un plaisir bien doux que de se voir vengée.

Mais, dis-moi, ton indice est-il bien assuré ?

Stéphanie

J’en réponds sur ma tête, et l’ai trop avéré.

Marcelle

Ne t’oppose donc plus à ce moment de joie

Qu’aujourd’hui, par ta main, le juste ciel m’envoie.

Valens vient à propos, et, sur tes bons avis,

Je vais forcer le père à me venger du fils.

Scène IV

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Valens, Marcelle, Paulin, Stéphanie

Marcelle

Jusques à quand, Seigneur, voulez-vous qu’abusée,

Au mépris d’un ingrat je demeure exposée,

Et qu’un fils arrogant, sous votre autorité,

Outrage votre femme avec impunité ?

Sont-ce là les douceurs, sont-ce là les caresses

Qu’en faisaient à ma fille espérer vos promesses ?

Et faut-il qu’un amour, conçu par votre aveu,

Lui coûte enfin la vie, et vous touche si peu ?

Valens

Plût aux dieux que mon sang eût de quoi satisfaire

Et l’amour de la fille et l’espoir de la mère,

Et qu’en le répandant je lui pusse gagner

Ce cœur dont l’insolence ose la dédaigner !

Mais de ses volontés le ciel est le seul maître :

J’ai promis de l’amour, il le doit faite naître ;

Si son ordre n’agit, l’effet ne s’en peut voir,

Et je pense être quitte y faisant mon pouvoir.

Marcelle

Faire votre pouvoir avec tant d’indulgence,

C’est avec son orgueil être d’intelligence ;

Aussi bien que le fils le père m’est suspect,

Et vous manquez de foi comme lui de respect.

Ah ! Si vous déployiez cette haute puissance

Que donnent aux parents les droits de la naissance…

Valens

Si la haine et l’amour lui doivent obéir,

Déployez-la, Madame, à le faire haïr.

Quel que soit le pouvoir d’un père en sa famille,

Puis-je plus sur mon fils que vous sur votre fille ?

Et si vous n’en pouvez vaincre la passion,

Dois-je plus obtenir sur tant d’aversion ?

Marcelle

Elle tâche à se vaincre, et son cœur y succombe,

Et l’effort qu’elle y fait la jette sous la tombe.

Valens

Elle n’a toutefois que l’amour à dompter,

Et Placide bien moins se pourrait surmonter,

Puisque deux passions le font être rebelle :

L’amour pour Théodore, et la haine pour elle.

Marcelle

Otez-lui Théodore, et, son amour dompté,

Vous dompterez sa haine avec facilité.

Valens

Pour l’ôter à Placide il faut qu’elle se donne.

Aime-t-elle quelque autre ?

Marcelle

Elle n’aime personne.

Mais qu’importe, Seigneur, qu’elle écoute aucuns vœux ?

Ce n’est pas son hymen, c’est sa mort que je veux.

Valens

Quoi ! Madame, abuser ainsi de ma puissance !

À votre passion immoler l’innocence !

Les dieux m’en puniraient.

Marcelle

Trouvent-ils innocents

Ceux dont l’impiété leur refuse l’encens ?

Prenez leur intérêt : Théodore est chrétienne ;

C’est la cause des dieux, et ce n’est pas la mienne.

Valens

Souvent la calomnie…

Marcelle

Il n’en faut plus parler.

Si vous vous préparez à le dissimuler,

Devenez protecteur de cette secte impie

Que l’empereur jamais ne crut dign e de vie.

Vous pouvez en ces lieux vous en faire l’appui ;

Mais songez qu’il me reste un frère auprès de lui.

Valens

Sans en importuner l’autorité suprême,

Si je vous suis suspect, n’en croyez que vous-même.

Agissez en ma place, et faites-la venir ;

Quand vous la convaincrez, je saurai la punir

Et vous reconnaîtrez que, dans le fond de l’âme,

Je prends comme je dois l’intérêt d’une femme.

Marcelle

Puisque vous le voulez, j’oserai la mander :

Allez-y, Stéphanie, allez sans plus tarder.

Stéphanie s’en va, et Marcelle continue à parler à Valens.

Et si l’on m’a flattée avec un faux indice,

Je vous irai moi-même en demander justice.

Valens

N’oubliez pas alors que je la dois à tous,

Et même à Théodore, aussi bien comme à vous.

Marcelle

N’oubliez pas non plus quelle est votre promesse.

Valens s’en va, et Marcelle continue.

Il est temps que Flavie ait part à l’allégresse :

Avec cette espérance allons la soulager.

Et vous, dieux, qu’avec moi j’entreprends de venger,

Agréez ma victime et, pour finir ma peine,

Jetez un peu d’amour où règne tant de haine ;

Ou, si c’est trop pour nous qu’il soupire à son tour,

Jetez un peu de haine ou règne tant d’amour.

Acte II

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Scène première

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Théodore, Cléobule, Stéphanie

Stéphanie

Marcelle n’est pas loin, et je me persuade

Que son amour l’attache auprès de sa malade ;

Mais je vais l’avertir que vous êtes ici.

Théodore

Vous m’obligerez fort d’en prendre le souci

Et de lui témoigner avec quelle franchise

À ses commandements vous me voyez soumise.

Stéphanie

Dans un moment ou deux vous la verrez venir.

Scène II

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Cléobule, Théodore

Cléobule

Tandis, permettez-moi de vous entretenir

Et de blâmer un peu cette vertu farouche,

Cette insensible humeur qu’aucun objet ne touche,

D’où naissent tant de feux sans pouvoir l’enflammer,

Et qui semble haïr quiconque ose l’aimer.

Je veux bien avec vous que dessous votre empire

Toute notre jeunesse en vain brûle et soupire,

J’approuve les mépris que vous rendez à tous :

Le ciel n’en a point fait qui soient dignes de vous ;

Mais je ne puis souffrir que la grandeur romaine

S’abaissant à vos pieds ait part à cette haine,

Et que vous égaliez, par vos durs traitements,

Ces maîtres de la terre aux vulgaires amants.

Quoiqu’une âpre vertu du nom d’amour s’irrite,

Elle trouve sa gloire à céder au mérite,

Et sa sévérité ne lui fait point de lois

Qu’elle n’aime à briser pour un illustre choix.

Voyez ce qu’est Valens, voyez ce qu’est Placide,

Voyez sur quels États l’un et l’autre préside,

Où le père et le fils peuvent un jour régner,

Et cessez d’être aveugle, et de le dédaigner.

Théodore

Je ne suis point aveugle, et vois ce qu’est un homme

Qu’élèvent la naissance et la fortune et Rome,

Je rends ce que je dois à l’éclat de son sang,

J’honore son mérite, et respecte son rang ;

Mais vous connaissez mal cette vertu farouche

De vouloir qu’aujourd’hui l’ambition la touche,

Et qu’une âme insensible aux plus sainte s ardeurs

Cède honteusement à l’éclat des grandeurs.

Si cette fermeté dont elle est ennoblie

Par quelques traits d’amour pouvait être affaiblie,

Mon cœur, plus incapable encor de vanité,

Ne ferait point de choix que dans l’égalité,

Et, rendant aux grandeurs un esprit légitime,

J’honorerais Placide, et j’aimerais Didyme.

Cléobule

Didyme, que sur tous vous semblez dédaigner !

Théodore

Didyme, que sur tous je tâche d’éloigner,

Et qui verrait bientôt sa flamme couronnée

Si mon âme à mes sens était abandonnée,

Et se laissait conduire à ces impressions

Que forment en naissant les belles passions.

Comme cet avantage est digne qu’on le craigne,

Plus je penche à l’aimer et plus je le dédaigne,

Et m’arme d’autant plus que mon cœur, en secret,

Voudrait s’en laisser vaincre, et combat à regret.

Je me fais tant d’effort, lorsque je le méprise,

Que par mes propres sens je crains d’être surprise ;

J’en crains une révolte, et que, las d’obéir,

Comme je les trahis, ils ne m’osent trahir.

Voilà, pour vous montrer mon âme toute nue,

Ce qui m’a fait bannir Didyme de ma vue :

Je crains d’en recevoir quelque coup d’œil fatal

Et chasse un ennemi dont je me défends mal.

Voilà quelle je suis, et quelle je veux être ;

La raison quelque jour s’en fera mieux connaître ;

Nommez-la cependant vertu, caprice, orgueil,

Ce dessein me suivra jusque dans le cercueil.

Cléobule

Il peut vous y pousser, si vous n’y prenez garde ;

D’un œil envenimé Marcelle vous regarde

Et, se prenant à vous du mauvais traitement

Que sa fille à ses yeux reçoit de votre amant,

Sa jalouse fureur ne peut être assouvie

À moins de votre sang, à moins de votre vie ;

Ce n’est plus en secret que frémit son courroux,

Elle en parle tout haut, elle s’en vante à nous,

Elle en jure les dieux, et, ce que j’appréhende,

Pour ce triste sujet, sans doute, elle vous mande.

Dans un péril si grand, faites un protecteur.

Théodore

Si je suis en péril, Placide en est l’auteur :

L’amour qu’il a pour moi lui seul m’y précipite,

C’est par là qu’on me hait, c’est par là qu’on s’irrite.

On n’en veut qu’à sa flamme, on n’en veut qu’à son choix ;

C’est contre lui qu’on arme ou la force ou les lois.

Tous les vœux qu’il m’adresse avancent ma ruine

Et, par une autre main, c’est lui qui m’assassine.

Je sais quel est mon crime, et je ne doute pas

Du prétexte qu’aura l’arrêt de mon trépas ;

Je l’attends sans frayeur ; mais, de quoi qu’on m’accuse,

S’il portait à Flavie un cœur que je refuse,

Qui veut finir mes jours les voudrait protéger,

Et, par ce changement, il ferait tout changer.

Mais mon péril le flatte, et son cœur en espère

Ce que jusqu’à présent tous ses soins n’ont pu faire :

Il attend que du mien j’achète son appui.

J’en trouverai peut-être un plus puissant que lui,

Et, s’il me faut périr, dites-lui qu’avec joie

Je cours à cette mort où son amour m’envoie,

Et que, par un exemple assez rare à nommer,

Je périrai pour lui, si je ne puis l’aimer.

Cléobule

Ne vous pas mieux servir d’un amour si fidèle,

C’est…

Théodore

Quittons ce discours, je vois venir Marcelle.

Scène III

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Marcelle, Théodore, Cléobule, Stéphanie

Marcelle, à Cléobule.

Quoi ! Toujours l’un ou l’autre est par vous obsédé ?

Qui vous amène ici ? Vous avais-je mandé ?

Et ne pourrai-je voir Théodore ou Placide

Sans que vous leur serviez d’interprète ou de guide ?

Cette assiduité marque un zèle imprudent,

Et ce n’est pas agir en adroit confident.

Cléobule

Je crois qu’on me doit voir d’une âme indifférente

Accompagner ici Placide et ma parente :

Je fais ma cour à l’un à cause de son rang,

Et rends à l’autre un soin où m’oblige le sang.

Marcelle

Vous êtes bon parent.

Cléobule

Elle m’oblige à l’être.

Marcelle

Votre humeur généreuse aime à le reconnaître,

Et, sensible aux faveurs que vous en recevez,

Vous rendez à tous deux ce que vous leur devez :

Un si rare service aura sa récompense

Plus grande qu’on n’estime et plus tôt qu’on ne pense.

Cependant quittez-nous, que je puisse à mon tour

Servir de confidence à cet illustre amour.

Cléobule

Ne croyez pas, Madame…

Marcelle

Obéissez de grâce.

Je sais ce qu’il faut croire et vois ce qui se passe.

Scène IV

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Marcelle, Théodore, Stéphanie

Marcelle

Ne vous offensez pas, objet rare et charmant,

Si ma haine avec lui traite un peu rudement.

Ce n’est point avec vous que je la dissimule :

Je chéris Théodore, et je hais Cléobule,

Et, par un pur effet du bien que je vous veux,

Je ne puis voir ici ce parent dangereux.

Je sais que pour Placide il vous fait tout facile,

Qu’en sa grandeur nouvelle il vous peint un asile,

Et tâche à vous porter jusqu’à la vanité

D’espérer me braver avec impunité ;

Je n’ignore non plus que votre âme plus saine,

Connaissant son devoir ou redoutant ma haine,

Rejette ses conseils, en dédaigne le prix,

Et fait de ces grandeurs un généreux mépris.

Mais comme avec le temps il pourrait vous séduire,

Et vous, changeant d’humeur, me forcer à vous nuire,

J’ai voulu vous parler, pour vous mieux avertir

Qu’il serait malaisé de vous en garantir,

Que, si ce qu’est Placide enflait votre courage,

Je puis en un moment renverser mon ouvrage,

Abattre sa fortune, et détruire avec lui

Quiconque m’oserait opposer son appui :

Gardez donc d’aspirer au rang où je l’élève.

Qui commence le mieux ne fait rien s’il n’achève.

Ne servez point d’obstacle à ce que j’en prétends ;

N’acquérez point ma haine en perdant votre temps ;

Croyez que me tromper c’est vous tromper vous-même

Et si vous vous aimez, souffrez que je vous aime.

Théodore

Je n’ai point vu, Madame, encor jusqu’à ce jour

Avec tant de menace expliquer tant d’amour,

Et, peu faite à l’honneur de pareilles visites,

J’aurais lieu de douter de ce que vous me dites ;

Mais, soit que ce puisse être ou feinte, ou vérité,

Je veux bien vous répondre avec sincérité.

Quoique vous me jugiez l’âme basse et timide,

Je croirais sans faillir pouvoir aimer Placide,

Et, si sa passion avait pu me toucher,

J’aurais assez de cœur pour ne le point cacher :

Cette haute puissance à ses vertus rendue

L’égale presque aux rois dont je suis descendue,

Et si Rome et le temps m’en ont ôté le rang,

Il m’en demeure encor le courage et le sang.

Dans mon sort ravalé je sais vivre en princesse :

Je fuis l’ambition, mais je hais la faiblesse,

Et, comme ses grandeurs ne peuvent m’ébranler,

L’épouvante jamais ne me fera parler.

Je l’estime beaucoup, mais en vain il soupire :

Quand même sur ma tête il ferait choir l’empire,

Vous me verriez répondre à cette illustre ardeur

Avec la même estime et la même froideur.

Sortez d’inquiétude et m’obligez de croire

Que la gloire où j’aspire est toute une autre gloire,

Et que, sans m’éblouir de cet éclat nouveau,

Plutôt que dans son lit j’entrerais au tombeau.

Marcelle

Je vous crois, mais souvent l’amour brûle sans luire :

Dans un profond secret il aime à se conduire,

Et, voyant Cléobule aller tant et venir,

Entretenir Placide et vous entretenir,

Je sens toujours dans l’âme un reste de scrupule,

Que je blâme moi-même et tiens pour ridicule,

Mais mon cœur soupçonneux ne s’en peut départir.

Vous avez deux moyens de l’en faire sortir :

Epousez ou Didyme, ou Cléante, ou quelque autre ;

Ne m’importe pas qui, mon choix suivra le vôtre,

Et je le comblerai de tant de dignités,

Que peut-être il vaudra ce que vous me quittez ;

Ou, si vous ne pouvez sitôt vous y résoudre,

Jurez-moi, par ce Dieu qui porte en main la foudre,

Et dont tout l’univers doit craindre le courroux,

Que Placide jamais ne sera votre époux.

Je lui fais pour Flavie offrir un sacrifice ;

Peut-être que vos vœux le rendront plus propice ;

Venez les joindre aux miens et le prendre à témoin.

Théodore

Je veux vous satisfaire, et, sans aller si loin,

J’atteste ici le Dieu qui lance le tonnerre,

Ce monarque absolu du ciel et de la terre,

Et dont tout l’univers doit craindre le courroux,

Que Placide jamais ne sera mon époux.

En est-ce assez, Madame ? Etes-vous satisfaite ?

Marcelle

Ce serment, à peu près, est ce que je souhaite ;

Mais, pour vous dire tout, la sainteté des lieux,

Le respect des autels, la présence des dieux,

Le rendant et plus saint et plus inviolable,

Me le pourraient aussi rendre bien plus croyable.

Théodore

Le Dieu que j’ai juré connaît tout, entend tout ;

Il remplit l’univers de l’un à l’autre bout ;

Sa grandeur est sans borne ainsi que sans exemple ;

Il n’est pas moins ici qu’au milieu de son temple,

Et ne m’entend pas mieux dans son temple qu’ici.

Marcelle

S’il vous entend partout, je vous entends aussi :

On ne m’éblouit point d’une mauvaise ruse ;

Suivez-moi dans le temple, et tôt, et sans excuse.

Théodore

Votre cœur soupçonneux ne m’y croirait non plus

Et je vous y ferais des serments superflus

Marcelle

Vous désobéissez ?

Théodore

Je crois vous satisfaire.

Marcelle

Suivez, suivez mes pas !

Théodore

Ce serait vous déplaire :

Vos desseins d’autant plus en seraient reculés ;

Ma désobéissance est ce que vous voulez.

Il faut de deux raisons que l’une vous retienne :

Ou vous aimez Placide, ou vous êtes chrétienne.

Théodore

Oui, je la suis, Madame, et le tiens à plus d’heur

Qu’une autre ne tiendrait toute votre grandeur.

Je vois qu’on vous l’a dit, ne cherchez plus de ruse :

J’avoue, et hautement, et tôt, et sans excuse.

Armez-vous à ma perte, éclatez, vengez-vous,

Par ma mort à Flavie assurez un époux,

Et noyez dans ce sang, dont vous êtes avide,

Et le mal qui la tue, et l’amour de Placide.

Marcelle

Oui, pour vous punir je n’épargnerai rien,

Et l’intérêt des dieux assurera le mien.

Théodore

Le vôtre en même temps assurera ma gloire :

Triomphant de ma vie, il fera ma victoire,

Mais si grande, si haute, et si pleine d’appas,

Qu’à ce prix j’aimerai les plus cruels trépas.

Marcelle

De cette illusion soyez persuadée :

Périssant à mes yeux, triomphez en idée ;

Goûtez d’un autre monde à loisir les appas,

Et devenez heureuse où je ne serai pas.

Je n’en suis point jalouse, et toute ma puissance

Vous veut bien d’un tel heur hâter la jouissance ;

Mais gardez de pâlir et de vous étonner

À l’aspect du chemin qui vous y doit mener.

Théodore

La mort n’a que douceur pour une âme chrétienne.

Marcelle

Votre félicité va donc faire la mienne.

Théodore

Votre haine est trop lente à me la procurer.

Marcelle

Vous n’aurez pas longtemps sujet d’en murmurer.

Allez trouver Valens, allez, ma Stéphanie.

Mais demeurez : il vient.

Scène V

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Valens, Marcelle, Théodore, Paulin, Stéphanie

Marcelle

Ce n’est point calomnie,

Seigneur : elle est chrétienne, et s’en ose vanter.

Valens

Théodore, parlez sans vous épouvanter.

Théodore

Puisque je suis coupable aux yeux de l’injustice,

Je fais gloire du crime, et j’aspire au supplice ;

Et d’un crime si beau le supplice est si doux,

Que qui peut le connaître en doit être jaloux.

Valens

Je ne recherche plus la damnable origine

De cette aveugle amour où Placide s’obstine.

Cette noire magie, ordinaire aux chrétiens,

L’arrête indignement dans vos honteux liens ;

Votre charme après lui se répand sur Flavie ;

De l’un il prend le cœur, et de l’autre la vie.

Vous osez donc ainsi jusque dans ma maison,

Jusque sur mes enfants, verser votre poison ?

Vous osez donc tous deux les prendre pour victimes ?

Théodore

Seigneur, il ne faut point me supposer de crimes :

C’est à des faussetés sans besoin recourir.

Puisque je suis chrétienne, il suffit pour mourir.

Je suis prête : où faut-il que je porte ma vie ?

Où me veut votre haine immoler à Flavie ?

Hâtez, hâtez, Seigneur, ces heureux châtiments

Qui feront mes plaisirs et vos contentements.

Valens

Ah ! je rabattrai bien cette fière constance.

Théodore

Craindrai-je des tourments qui font ma récompense ?

Valens

Oui, j’en sais que peut-être aisément vous craindrez ;

Vous en recevrez l’ordre, et vous en réso udrez :

Ce courage toujours ne sera pas si ferme.

Paulin, que là dedans pour prison on l’enferme.

Paulin la conduit avec quelques soldats, et l’ayant enfermée, il revient incontinent.

Mettez-y bonne garde.

Scène VI

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Valens, Marcelle, Paulin, Stéphanie

Marcelle

Eh quoi ! Pour la punir,

Quand le crime est constant, qui vous peut retenir ?

Valens

Agréerez-vous le choix que je fais d’un supplice ?

Marcelle

J’agréerai tout, Seigneur, pourvu qu’elle périsse ;

Choisissez le plus doux, ce sera m’obliger.

Valens

Ah ! Que vous savez mal comme il se faut venger !

Marcelle

Je ne suis point cruelle, et n’en veux à sa vie

Que pour rendre Placide à l’amour de Flavie.

Otez-nous cet obstacle à nos contentements,

Mais, en faveur du sexe, épargnez les tourments.

Qu’elle meure, il suffit.

Valens

Oui, sans plus de demeure,

Pour l’intérêt des dieux je consens qu’elle meure :

Indigne de la vie, elle doit en sortir ;

Mais pour votre intérêt je n’y puis consentir.

Quoi ! Madame, la perdre, est-ce gagner Placide ?

Croyez-vous que sa mort le change, ou l’intimide ?

Que ce soit un moyen d’être aimable à ses yeux,

Que de mettre au tombeau ce qu’il aime le mieux ?

Ah ! Ne vous flattez point d’une espérance vaine :

En cherchant son amour vous redoublez sa haine ;

Et dans le désespoir où vous l’allez plonger,

Loin d’en aimer la cause, il voudra s’en venger ;

Chaque jour à ses yeux cette ombre ensanglantée,

Sortant des tristes nuits où vous l’aurez jetée,

Vous peindra toutes deux avec des traits d’horreur

Qui feront de sa haine une aveugle fureur,

Et, lors, je ne dis pas tout ce que j’appréhende.

Son âme est violente, et son amour est grande ;

Verser le sang aimé, ce n’est pas l’en guérir,

Et le désespérer, ce n’est pas l’acquérir.

Marcelle

Ainsi donc vous laissez Théodore impunie ?

Valens

Non, je la veux punir, mais pour l’ignominie,

Et, pour forcer Placide à vous porter ses vœux,

Rendre cette chrétienne indigne de ses feux.

Marcelle

Je ne vous entends point.

Valens

Contentez-vous, Madame,

Que je vois pleinement les désirs de votre âme,

Que de votre intérêt je veux faire le mien.

Allez, et sur ce point ne demandez plus rien.

Si je m’expliquais mieux, quoique son ennemie,

Vous la garantiriez d’une telle infamie,

Et, quelque bon succès qu’il en faille espérer,

Votre haute vertu ne pourrait l’endurer.

Agréez ce supplice, et, sans que je le nomme,

Sachez qu’assez souvent on le pratique à Rome,

Qu’il est craint des chrétiens, qu’il plaît à l’empereur,

Qu’aux filles de sa sorte il fait le plus d’horreur,

Et que ce digne objet de votre juste haine

Voudrait de mille morts racheter cette peine.

Marcelle

Soit que vous me vouliez éblouir ou venger,

Jusqu’à l’événement je n’en veux point juger :

Je vous en laisse faire. Adieu, disposez d’elle ;

Mais gardez d’oublier qu’enfin je suis Marcelle,

Et que, si vous trompez un si juste courroux,

Je me saurai bientôt venger d’elle et de vous.

Scène VII

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Valens, Paulin

Valens

L’impérieuse humeur ! Vois comme elle me brave,

Comme son fier orgueil m’ose traiter d’esclave !

Paulin

Seigneur, j’en suis confus, mais vous le méritez :

Au lieu d’y résister, vous vous y soumettez.

Valens

Ne t’imagine pas que, dans le fond de l’âme,

Je préfère à mon fils les fureurs d’une femme :

L’un m’est plus cher que l’autre, et, par ce triste arrêt,

Ce n’est que de ce fils que je prends l’intérêt.

Théodore est chrétienne, et ce honteux supplice

Vient moins de ma rigueur que de mon artifice ;

Cette haute infamie où je veux la plonger

Est moins pour la punir que pour la voir changer.

Je connais les chrétiens : la mort la plus cruelle

Affermit leur constance et redouble leur zèle,

Et, sans s’épouvanter de tous nos châtiments,

Ils trouvent des douceurs au milieu des tourments.

Mais la pudeur peut tout sur l’esprit d’une fille

Dont la vertu répond à l’illustre famille

Et j’attends aujourd’hui d’un si puissant effort

Ce que n’obtiendraient pas les frayeurs de la mort.

Après ce grand effet, j’oserai tout pour elle,

En dépit de Flavie, en dépit de Marcelle,

Et je n’ai rien à craindre auprès de l’empereur

Si le cœur endurci renonce à son erreur :

Lui-même il me louera d’avoir su l’y réduire,

Lui-même il détruira ceux qui m’en voudraient nuire ;

J’aurai lieu de braver Marcelle et ses amis.

Ma vertu me soutient où son crédit m’a mis,

Mais elle me perdrait, quelque rang que je tienne,

Si j’osais, à ses yeux, sauver cette chrétienne.

Va la voir de ma part, et tâche à l’étonner :

Dis-lui qu’à tout le peuple on va l’abandonner,

Tranche le mot, enfin, que je la prostitue

Et, quand tu la verras troublée et combattue,

Donne entrée à Placide, et souffre que son feu

Tâche d’en arracher un favorable aveu.

Les larmes d’un amant et l’horreur de sa honte

Pourront fléchir ce cœur qu’aucun péril ne dompte,

Et lors elle n’a point d’ennemis si puissants

Dont elle ne triomphe avec un peu d’encens ;

Et cette ignominie où je l’ai condamnée

Se changera soudain en heureux hyménée.

Paulin

Votre prudence est rare, et j’en suivrai les lois.

Daigne le juste ciel seconder votre choix,

Et, par une influence un peu moins rigoureuse,

Disposer Théodore à vouloir être heureuse !

Acte III

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Scène première

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Théodore, Paulin

Théodore

Où m’allez-vous conduire ?

Paulin

Il est en votre choix :

Suivez-moi dans le temple, ou subissez nos lois.

Théodore

De ces indignités vos juges sont capables ?

Paulin

Ils égalent la peine aux crimes des coupables.

Théodore

Si le mien est trop grand pour le dissimuler,

N’est-il point de tourments qui puissent l’égaler ?

Paulin

Comme dans les tourments vous trouvez des délices,

Ils ont trouvé pour vous ailleurs de vrais supplices,

Et, par un châtiment aussi grand que nouveau,

De votre vertu même ils font votre bourreau.

Théodore

Ah ! Qu’un si détestable et honteux sacrifice

Est pour elle, en effet, un rigoureux supplice !

Paulin

Ce mépris de la mort qui partout à nos yeux

Brave si hautement et nos lois et nos dieux,

Cette indigne fierté ne serait pas punie

À ne vous ôter rien de plus cher que la vie ;

Il faut qu’on leur immole, après de tels mépris,

Ce que chez votre sexe on met à plus haut prix,

Ou que cette fierté, de nos lois ennemie,

Cède aux justes horreurs d’une pleine infamie,

Et que votre pudeur rende de nos immortels

L’encens que votre orgueil refuse à leurs autels.

Théodore

Valens me fait par vous porter cette menace

Mais, s’il hait les chrétiens, il respecte ma race :

Le sang d’Antiochus n’est pas encore si bas

Qu’on l’abandonne en proie aux fureurs des soldats.

Paulin

Ne vous figurez point qu’en un tel sacrilège

Le sang d’Antiochus ait quelque priv ilège :

Les dieux sont au-dessus des rois dont vous sortez

Et l’on vous traite ici comme vous les traitez.

Vous les déshonorez, et l’on vous déshonore.

Théodore

Vous leur immolez donc l’honneur de Théodore,

À ces dieux dont enfin la plus sainte action

N’est qu’inceste, adultère, et prostitution ?

Pour venger les mépris que je fais de leurs temples,

Je me vois condamnée à suivre leurs exemples

Et, dans vos dures lois, je ne puis éviter

Ou de leur rendre hommage, ou de les imiter !

Dieu de la pureté, que vos lois sont bien autres !

Paulin

Au lieu de blasphémer, obéissez aux nôtres

Et ne redoublez point par vos impiétés

La haine et le courroux de nos dieux irrités :

Après nos châtiments ils ont encor leur foudre.

On vous donne de grâce une heure à vous résoudre ;

Vous savez votre arrêt, vous avez à choisir ;

Usez utilement de ce peu de loisir.

Théodore

Quelles sont vos rigueurs, si vous le nommez grâce !

Et quel choix voulez-vous qu’une chrétienne fasse,

Réduite à balancer son esprit agité

Entre l’idolâtrie et l’impudicité ?

Le choix est inutile où les maux sont extrêmes.

Reprenez votre grâce, et choisissez vous-même :

Quiconque peut choisir consent à l’un des deux,

Et le consentement est seul lâche et honteux.

Dieu, tout juste et tout bon, qui lit dans nos pensées,

N’impute point de crime aux actions forcées :

Soit que vous contraigniez pour vos dieux impuissants

Mon corps à l’infâmie ou ma main à l’encens,

Je saurai conserver, d’une âme résolue,

À l’époux sans macule une épouse impollue.

Scène II

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Placide, Théodore, Paulin

Théodore

Mais que vois-je ? Ah ! Seigneur, est-ce Marcelle ou vous

Dont sur mon innocence éclate le courroux ?

L’arrêt qu’a contre moi prononcé votre père,

Est-ce pour la venger ou pour vous satisfaire ?

Est-ce mon ennemie ou mon illustre amant

Qui du nom de vos dieux abuse insolemment ?

Vos feux de sa fureur se sont-ils faits complices ?

Sont-ils d’intelligence à choisir mes supplices ?

Etouffent-ils si bien vos respects généreux

Qu’ils fassent mon bourreau d’un héros amoureux ?

Placide

Retirez-vous, Paulin.

Paulin

On me l’a mise en garde.

Placide

Je sais jusqu’à quel point ce devoir vous regarde ;

Prenez soin de la porte et sans me répliquer :

Ce n’est pas devant vous que je veux m’expliquer.

Paulin

Seigneur…

Placide

Laissez-nous, dis-je, et craignez ma colère ;

Je vous garantirai de celle de mon père.

Scène III

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Placide, Théodore

Théodore

Quoi ! Vous chassez Paulin et vous craignez ses yeux,

Vous qui ne craignez pas la colère des cieux !

Placide

Redoublez vos mépris mais bannissez des craintes

Qui portent à mon cœur les plus rudes atteintes :

Ils sont encor plus doux que les indignités

Qu’imputent vos frayeurs à mes témérités,

Et ce n’est pas contre eux que mon âme s’irrite.

Je sais qu’ils font justice à mon peu de mérite,

Et, lorsque vous pouviez jouir de vos dédains,

Si j’osais les nommer quelquefois inhumains,

Je les justifiais dedans ma conscience,

Et je n’attendais rien que de ma patience,

Sans que pour ces grandeurs, qui font tant de jaloux,

Je me sois jamais cru moins indigne de vous.

Aussi ne pensez pas que je vous importune

De payer mon amour ou de voir ma fortune :

Je ne demande pas un bien que leur soit dû

Mais je viens pour vous rendre un bien presque perdu,

Encor le même amant qu’une rigueur si dure

A toujours vu brûler et souffrir sans murmure,

Qui plaint du sexe en vous les respects violés,

Votre libérateur enfin, si vous voulez.

Théodore

Pardonnez donc, Seigneur, à la première idée

Qu’a jeté dans mon âme une peur mal fondée :

De mille objets d’horreur mon esprit combattu

Aurait tout soupçonné de la même vertu ;

Dans un péril si proche et si grand pour ma gloire,

Comme je dois tout craindre, aussi je puis tout croire,

Et mon honneur timide, entre tant d’ennemis,

Sur les ordres du père a mal jugé du fils.

Je vois, grâces au ciel, par un effet contraire,

Que la vertu du fils soutient celle du père,

Qu’elle ranime en lui la raison qui mourait,

Qu’elle rappelle en lui l’honneur qui s’égarait,

Et, le rétablissant dans une âme si belle,

Détruit heureusement l’ouvrage de Marcelle.

Donc à votre prière il s’est laissé toucher ?

Placide

J’aurais touché plutôt un cœur tout de rocher :

Soit crainte, soit amour qui possède son âme,

Elle est tout asservie aux fureurs d’une femme.

Je le dis à ma honte, et j’en rougis pour lui,

Il est inexorable, et j’en mourrais d’ennui

Si nous n’avions l’Égypte où fuir l’ignominie

Dont vous veut lâchement combler sa tyrannie.

Consentez-y, Madame, et je suis assez fort

Pour rompre vos prisons et changer votre sort ;

Ou si votre pudeur, au peuple abandonnée,

S’en peut mieux affranchir que par mon hyménée,

S’il est quelque autre voie à vous sauver l’honneur,

J’y consens, et renonce à mon plus doux bonheur.

Mais si, contre un arrêt à cet honneur funeste,

Pour en rompre le coup ce moyen seul vous reste,

Si, refusant Placide, il vous faut être à tous,

Fuyez cette infamie en suivant un époux,

Suivez-moi dans des lieux où je serai le maître,

Où vous serez sans peur ce que vous voudrez être,

Et peut-être, suivant ce que vous résoudrez,

Je n’y serai bientôt que ce que vous voudrez.

C’est assez m’expliquer ; que rien ne vous retienne :

Je vous aime, Madame, et vous aime chrétienne ;

Venez me donner lieu d’aimer ma dignité,

Qui fera mon bonheur et votre sûreté.

Théodore

N’espérez pas, Seigneur, que mon sort déplorable

Me puisse à votre amour rendre plus favorable,

Et que d’un si grand coup mon esprit abattu

Défère à ses malheurs plus qu’à votre vertu.

Je l’ai toujours connue et toujours estimée,

Je l’ai plainte souvent d’aimer sans être aimée,

Et, par tous ces dédains où j’ai su recourir,

J’ai voulu vous déplaire afin de vous guérir.

Louez-en le dessein, en apprenant la cause.

Un obstacle éternel à vos désirs s’oppose :

Chrétienne, et sous les lois d’un plus puissant époux…

Mais, Seigneur, à ce mot ne soyez pas jaloux :

Quelque haute splendeur que vous teniez de Rome,

Il est plus grand que vous, mais ce n’est point un homme ;

C’est le Dieu des chrétiens, c’est le maître des rois,

C’est lui qui tient ma foi, c’est lui dont j’ai fait choix,

Et c’est enfin à lui que mes vœux ont donnée

Cette virginité que l’on a condamnée.

Que puis-je donc pour vous, n’ayant rien à donner ?

Et par où votre amour se peut-il couronner,

Si pour moi votre hymen n’est qu’un lâche adultère,

D’autant plus criminel qu’il serait volontaire,

Dont le ciel punirait les sacrilèges nœuds,

Et que ce Dieu jaloux vengerait sur tous deux ?

Non, non, en quelque état que le sort m’ait réduite,

Ne me parlez, Seigneur, ni d’hymen, ni de fuite :

C’est changer d’infamie, et non pas l’éviter ;

Loin de m’en garantir, c’est m’y précipiter.

Mais, pour braver Marcelle et m’affranchir de honte,

Il est une autre voie et plus sûre et plus prompte,

Que dans l’éternité j’aurais lieu de bénir :

La mort ; et c’est de vous que je dois l’obtenir.

Si vous m’aimez encor, comme j’ose le croire,

Vous devez cette grâce à votre propre gloire ;

En m’arrachant la mienne on la va déchirer ;

C’est votre choix, c’est vous, qu’on va déshonorer.

L’amant si fortement s’unit à ce qu’il aime,

Qu’il en fait dans son cœur une part de lui-même ;

C’est par là qu’on vous blesse, et c’est par là, Seigneur,

Que peut jusques à vous aller mon déshonneur.

Tranchez donc cette part par où l’ignominie

Pourrait souiller l’éclat d’une si belle vie ;

Rendez à votre honneur toute sa pureté,

Et mettez par ma mort son lustre en sûreté.

Mille dont votre Rome adore la mémoire

Se sont bien tout entiers immolés à leur gloire ;

Comme eux, en vrai Romain, de la vôtre jaloux,

Immolez cette part trop indigne de vous ;

Sauvez-la par sa perte ; ou, si quelque tendresse

À ce bras généreux imprime sa faiblesse,

Si du sang d’une fille il craint de se rougir,

Armez, armez le mien, et le laissez agir.

Ma loi me le défend, mais mon Dieu me l’inspire :

Il parle, et j’obéis à son secret empire

Et, contre l’ordre exprès de son commandement,

Je sens que c’est de lui que vient ce mouvement.

Pour le suivre, Seigneur, souffrez que votre épée

Me puisse…

Placide

Oui, vous l’aurez, mais dans mon sang trempée,

Et votre bras du moins en recevra du mien

Le glorieux exemple avant que le moyen.

Théodore

Ah ! Ce n’est pas pour vous un mouvement à suivre :

C’est à moi de mourir, mais c’est à vous de vivre.

Placide

Ah ! Faites-moi donc vivre, ou me laissez mourir :

Cessez de me tuer, ou de me secourir.

Puisque vous n’écoutez ni mes vœux, ni mes larmes,

Puisque la mort pour vous a plus que moi de charmes,

Souffrez que ce trépas, que vous trouvez si doux,

Ait à son tour pour moi plus de douceur que vous.

Puis-je vivre et vous voir morte ou déshonorée,

Vous, que de tout mon cœur j’ai toujours adorée,

Vous, qui de mon destin réglez le triste cours,

Vous, dis-je, à qui j’attache et ma gloire et mes jours ?

Non, non, s’il vous faut voir déshonorée ou morte,

Souffrez un désespoir où la raison me porte ;

Renoncer à la vie avant de tels malheurs,

Ce n’est que prévenir l’effet de mes douleurs.

En ces extrémités je vous conjure encore,

Non par ce zèle ardent d’un cœur qui vous adore,

Non par ce vain éclat de tant de dignités,

Trop au-dessous du sang des rois dont vous sortez,

Non par ce désespoir où vous poussez ma vie,

Mais par la sainte horreur que vous fait l’infamie,

Par ce Dieu que j’ignore, et pour qui vous vivez,

Et par ce même bien que vous lui conservez,

Daignez en éviter la perte irréparable,

Et sous les saints liens d’un nœud si vénérable

Mettez en sûreté ce qu’on va nous ravir.

Théodore

Vous n’êtes pas celui dont Dieu s’y veut servir :

Il saura bien sans vous en susciter un autre,

Dont le bras, moins puissant, mais plus saint que le vôtre,

Par un zèle plus pur se fera mon appui,

Sans porter ses désirs sur un bien tout à lui.

Mais parlez à Marcelle.

Scène IV

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Marcelle, Placide, Théodore, Paulin, Stéphanie

Placide

Ah ! Dieux ! Quelle infortune !

Faut-il qu’à tous moments…

Marcelle

Je vous suis importune

De mêler ma présence aux secrets des amants,

Qui n’ont jamais besoin de pareils truchements.

Paulin

no match

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Madame, on m’a forcé de puissance absolue.

Marcelle, à Paulin.

L’ayant soufferte ainsi, vous l’avez bien voulue.

Ne me répliquez plus, et me la renfermez.

Scène V

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Marcelle, Placide, Stéphanie

Marcelle

Ainsi donc vos désirs en sont toujours charmés ?

Et quand un juste arrêt la couvre d’infamie,

Comme de tout l’empire et des dieux ennemie,

Au milieu de sa honte elle plaît à vos yeux,

Et vous fait l’ennemi de l’empire et des dieux

Tant les illustres noms d’infâme et de rebelle

Vous semblent précieux à les porter pour elle !

Vous trouvez, je m’assure, en un si digne lieu

Cet objet de vos vœux encor digne d’un dieu ?

J’ai conservé son sang de peur de vous déplaire

Et pour ne forcer pas votre juste colère

À ce serment conçu par tous les immortels

De venger son trépas jusque sur les autels.

Vous vous étiez par là fait une loi si dure

Que sans moi vous seriez sacrilège ou parjure ;

Je vous en ai fait grâce en lui laissant le jour

Et j’épargne du moins un crime à votre amour.

Placide

Triomphez-en dans l’âme, et tâchez de paraître

Moins insensible aux maux que vous avez fait naître.

En l’état où je suis, c’est une lâcheté

D’insulter aux malheurs où vous m’avez jeté,

Et l’amertume, enfin, de cette raillerie

Tournerait aisément ma douleur en furie.

Si quelque espoir arrête et suspend mon courroux,

Il ne peut être grand, puisqu’il n’est plus qu’en vous,

En vous, que j’ai traitée avec tant d’insolence,

En vous, de qui la haine a tant de violence

Contre ces malheurs même où vous m’avez jeté,

J’espère encore en vous trouver quelque bonté ;

Je fais plus, je l’implore, et cette âme si fière

Du haut de son orgueil descend à la prière,

Après tant de mépris s’abaisse pleinement,

Et de votre triomphe achève l’ornement.

Voyez ce qu’aucun dieu n’eût osé vous promettre,

Ce que jamais mon cœur n’aurait cru se permettre :

Placide suppliant, Placide à vos genoux,

Vous doit être, Madame, un spectacle assez doux,

Et c’est par la douceur de ce même spectacle

Que mon cœur vous demande un aussi grand miracle :

Arrachez Théodore aux hontes d’un arrêt

Qui mêle avec le sien mon plus cher intérêt.

Tout ingrate, inhumaine, inflexible, chrétienne,

Madame, elle est mon choix et sa gloire est la mienne :

S’il faut qu’elle subisse une si rude loi,

Tout l’ignominie en rejaillit sur moi,

Et je n’ai pas moins qu’elle à rougir d’un supplice

Qui profane l’autel où j’ai fait sacrifice,

Et de l’illustre objet de mes plus saints désirs

Fait l’infâme rébut des plus sales plaisirs.

S’il vous demeure encor quelque espoir pour Flavie,

Conservez-moi l’honneur pour conserver sa vie,

Et songez que l’affront où vous m’abandonnez,

Déshonore l’époux que vous lui destinez.

Je vous le dis encor, sauvez-moi cette honte,

Ne désespérez pas une âme qui se dompte,

Et, par le noble effort d’un généreux emploi,

Triomphez de vous-même aussi bien que de moi.

Théodore est pour vous une utile ennemie,

Et, si proche qu’elle est de choir dans l’infamie,

Ma plus sincère ardeur n’en peut rien obtenir.

Vous n’avez pas beaucoup à craindre l’avenir :

Le temps ne la rendra que plus inexorable.

Le temps détrompera peut-être un misérable ;

Daignez lui donner lieu de me pouvoir guérir,

Et ne me perdez pas en voulant m’acquérir.

Marcelle

Quoi ! Vous voulez enfin me devoir votre gloire !

Certes, un tel miracle est difficile à croire,

Que vous, qui n’aspiriez qu’à ne me devoir rien,

Vous me vouliez devoir un si précieux bien.

Mais comme en ses désirs aisément on se flatte,

Dussé-je contre moi servir une âme ingrate,

Perdre encor mes faveurs, et m’en voir abuser,

Je vous aime encor trop pour vous rien refuser.

Oui, puisque Théodore, enfin, me rend capable

De vous rendre une fois un office agréable,

Puisque son intérêt vous force à me traiter

Mieux que tous mes bienfaits n’avaient su mériter,

Et par soin de vous plaire et par reconnaissance,

Je vais pour l’un et l’autre employer ma puissance,

Et, pour un peu d’espoir qui m’est en vain rendu,

Rendre à mes ennemis l’honneur presque perdu ;

Je vais d’un juste juge adoucir la colère,

Rompre le triste effet d’un arrêt trop sévère,

Répondre à votre attente, et vous faire éprouver

Cette bonté qu’en moi vous espérez trouver.

Jugez par cette épreuve, à mes vœux si cruelle,

Quel pouvoir vous avez sur l’esprit de Marcelle,

Et ce que vous pourriez un peu plus complaisant,

Quand vous y pouvez tout même en la méprisant !

Mais pourrai-je à mon tour vous faire une prière ?

Placide

Madame, au nom des dieux, faites-moi grâce entière :

En l’état où je suis, quoi qu’il puisse avenir,

Je vous dois tout promettre, et ne puis rien tenir ;

Je ne vous puis donner qu’une attente frivole.

Ne me réduisez point à manquer de parole ;

Je crains, mais j’aime encore, et mon cœur amoureux…

Marcelle

Le mien est raisonnable autant que généreux.

Je ne demande pas que vous cessiez encore

Ou de haïr Flavie, ou d’aimer Théodore :

Ce grand coup doit tomber plus insensiblement

Et je me défierais d’un si prompt changement.

Il faut languir encor dedans l’incertitude,

Laisser faire le temps et cette ingratitude ;

Je ne veux à présent qu’une fausse pitié,

Qu’une feinte douceur, qu’une ombre d’amitié :

Un moment de visite à la triste Flavie

Des portes du trépas rappellerait sa vie ;

Cependant que pour vous je vais tout obtenir,

Pour soulager ses maux allez l’entretenir ;

Ne lui promettez rien, mais souffrez qu’elle espère,

Et trompez-la du moins pour la rendre à sa mère.

Un coup d’œil y suffit, un mot ou deux plus doux ;

Faites un peu pour moi quand je fais tout pour vous :

Daignez pour Théodore un moment vous contraindre.

Placide

Un moment est bien long à qui ne sait pas feindre ;

Mais vous m’en conjurez par un nom trop puissant

Pour ne rencontrer pas un cœur obé issant :

J’y vais, mais, par pitié, souvenez-vous vous-même

Des troubles d’un amant qui craint pour ce qu’il aime,

Et qui n’a pas pour feindre assez de liberté

Tant que pour son objet il est inquiété.

Marcelle

Allez sans plus rien craindre, ayant pour vous Marcelle.

Scène VI

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Marcelle, Stéphanie

Stéphanie

Enfin vous triomphez de cet esprit rebelle.

Marcelle

Quel triomphe !

Stéphanie

Est-ce peu que de voir à vos pieds

Sa haine et son orgueil enfin humiliés ?

Marcelle

Quel triomphe, te dis-je, et qu’il a d’amertumes !

Et que nous sommes loin de ce que tu présumes !

Tu le vois à mes pieds pleurer, gémir, prier,

Mais ne crois pas pourtant le voir s’humilier,

Ne crois pas qu’il se rende aux bontés qu’il implore,

Mais vois de quelle ardeur il aime Théodore,

Et juge quel pouvoir cet amour a sur lui,

Puisqu’il peut le réduire à chercher mon appui :

Que n’oseront ses feux entreprendre pour elle,

S’ils ont pu l’abaisser jusqu’aux pieds de Marcelle ?

Et que dois-je espérer d’un cœur si fort épris,

Qui, même en m’adorant, me fait voir ses mépris ?

Dans ses soumissions vois ce qui l’y convie,

Mesure à son amour sa haine pour Flavie,

Et, voyant l’un et l’autre en son abaissement,

Juge de mon triomphe un peu plus sainement :

Vois dans on triste effet sa ridicule pompe ;

J’ai peine en triomphant d’obtenir qu’il me trompe,

Qu’il feigne par pitié, qu’il donne un faux espoir.

Stéphanie

Et vous l’allez servir de tout votre pouvoir ?

Marcelle

Oui, je vais le servir, mais comme il le mérite.

Toi, va par quelque adresse amuser sa visite

Et sous un faux appât prolonger l’entretien.

Stéphanie

Donc…

Marcelle

Le temps presse. Va, sans t’informer de rien.

Acte IV

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Scène première

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Placide, Stéphanie, sortant de chez Marcelle.

Stéphanie

Seigneur…

Placide

Va, Stéphanie, en vain tu me rappelles,

Ces feintes ont pour moi des gênes trop cruelles ;

Marcelle en ma faveur agit trop lentement,

Et laisse trop durer cet ennuyeux moment.

Pour souffrir plus longtemps un supplice si rude,

J’ai trop d’impatience et trop d’inquiétude ;

Il faut voir Théodore, il faut savoir mon sort,

Il faut…

Stéphanie

Ah ! Faites-vous, Seigneur, un peu d’effort.

Marcelle, qui vous sert de toute sa puissance,

Mérite bien du moins cette reconnaissance.

Retournez chez Flavie attendre un bien si doux,

Et ne craignez plus rien, puisqu’elle agit pour vous.

Placide

L’effet tarde beaucoup pour n’avoir rien à craindre :

Elle feignait peut-être en me priant de feindre ;

On retire souvent le bras pour mieux frapper ;

Qui veut que je la trompe a droit de me tromper.

Stéphanie

Considérez l’humeur implacable d’un père,

Quelle est pour les chrétiens sa haine et sa colère,

Combien il faut de temps afin de l’émouvoir.

Placide

Hélas ! Il n’en faut guère à trahir mon espoir.

Peut-être, en ce moment qu’ici tu me cajoles,

Que tu remplis mon cœur d’espérances frivoles,

Ce rare et cher objet, qui fait seul mon destin,

Du soldat insolent est l’indigne butin.

Va flatter, si tu veux, la douleur de Flavie,

Et me laisse éclaircir de l’état de ma vie ;

C’est trop l’abandonner à l’injuste pouvoir.

Ouvrez, Paulin, ouvrez, et me la faites voir.

On ne me répond point, et la porte est ouverte !

Paulin ! Madame !

Stéphanie

O dieux ! La fourbe est découverte.

Où fuirai-je ?

Placide

Demeure, infâme, et ne crains rien.

Je ne veux pas d’un sang abject comme le tien ;

Il faut à mon courroux de plus nobles v ictimes.

Instruis-moi seulement de l’ordre de tes crimes :

Qu’a-t-on fait de mon âme ? Où la dois-je chercher ?

Stéphanie

Vous n’avez pas sujet encor de vous fâcher :

Elle est…

Placide

Dépêche, dis ce qu’en a fait Marcelle.

Stéphanie

Tout ce que votre amour pouvait attendre d’elle.

Peut-on croire autre chose avec quelque raison,

Quand vous voyez déjà qu’elle est hors de prison ?

Placide

Ah ! J’en aurais déjà reçu les assurances,

Et tu veux m’amuser de vaines apparences,

Cependant que Marcelle agit comme il lui plaît,

Et fait sans résistance exécuter l’arrêt.

De ma crédulité Théodore est punie :

Elle est hors de prison, mais dans l’ignominie,

Et je devais juger, dans mon sort rigoureux,

Que l’ennemi qui flatte est le plus dangereux.

Mais souvent on s’aveugle, et, dans des maux extrêmes,

Les esprits généreux jugent tout par eux-mêmes,

Et lorsqu’on les trahit…

Scène II

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Placide, Lycante, Stéphanie

Lycante

Jugez-en mieux, Seigneur :

Marcelle vous renvoie et la joie et l’honneur ;

Elle a de l’infamie arraché Théodore.

Placide

Elle a fait ce miracle !

Lycante

Elle a plus fait encore.

Placide

Ne me fais plus languir, dis promptement.

Lycante

D’abord

Valens changeait l’arrêt en un arrêt de mort…

Placide

Ah ! Si de cet arrêt jusqu’à l’effet on passe…

Lycante

Marcelle a refusé cette sanglante grâce :

Elle la veut entière, et tâche à l’obtenir,

Mais Valens, irrité, s’obstine à la bannir,

Et, voulant que cet ordre à l’instant s’exécute,

Quoi qu’en votre faveur Marcelle lui dispute,

Il mande Théodore, et la veut promptement

Faire conduire au lieu de son bannissement.

Stéphanie

Et vous vous alarmiez de voir sa prison vide !

Placide

Tout fait peur à l’amour, c’est un enfant timide,

Et si tu le connais, tu me dois pardonner.

Lycante

Elle fait ses efforts pour vous la ramener

Et vous conjure, encore un moment, de l’attendre.

Placide

Quelles grâces, bons dieux, ne lui dois-je point rendre !

Va, dis-lui que j’attends ici ce grand succès,

Où sa bonté pour moi paraît avec excès.

Lycante rentre.

Stéphanie

Et moi, je vais pour vous consoler sa Flavie.

Placide

Fais-lui donc quelque excuse à flatter son envie,

Et dis-lui de ma part tout ce que tu voudras.

Mon âme n’eut jamais les sentiments ingrats,

Et j’ai honte, en secret, d’être dans l’impuissance

De montrer plus d’effets de ma reconnaissance.

Il est seul.

Certes, une ennemie à qui je dois l’honneur

Méritait dans son choix un peu plus de bonheur,

Devait trouver une âme un peu moins défendue,

Et j’ai pitié de voir tant de bonté perdue.

Mais le cœur d’un amant ne peut se partager :

Elle a beau se contraindre, elle a beau m’obliger,

Je n’ai qu’aversion pour ce qui la regarde.

Scène III

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Placide, Paulin

Placide

Vous ne me direz plus qu’on vous l’a mise en garde,

Paulin ?

Paulin

Elle n’est plus, Seigneur, en mon pouvoir.

Placide

Quoi ! Vous en soupirez ?

Paulin

Je pense le devoir.

Placide

Soupirer du bonheur que le ciel me renvoie !

Paulin

Je ne vois pas pour vous de grands sujets de joie.

Placide

Qu’on la bannisse ou non, je la verrai toujours.

Paulin

Quel fruit de cette vue espèrent vos amours ?

Placide

Le temps adoucira cette âme rigoureuse.

Paulin

Le temps ne rendra pas la vôtre plus heureuse.

Placide

Sans doute elle aura peine à me laisser périr.

Paulin

Qui le peut espérer devait la secourir.

Placide

Marcelle a fait pour moi tout ce que j’ai dû faire.

Paulin

Je n’ai donc rien à dire et dois ici me taire.

Placide

Non, non, il faut parler avec sincérité,

Et louer hautement sa générosité.

Paulin

Si vous me l’ordonnez, je louerai donc sa rage.

Mais depuis quand, Seigneur, changez-vous de courage ?

Depuis quand pour vertu prenez-vous la fureur ?

Depuis quand louez-vous ce qui doit faire horreur ?

Placide

Ah ! Je tremble à ces mots que j’ai peine à comprendre.

Paulin

Je ne sais pas, Seigneur, ce qu’on vous fait entendre,

Ou quel puissant motif retient votre courroux,

Mais Théodore enfin n’est plus digne de vous.

Placide

Quoi ! Marcelle en effet ne l’a pas garantie ?

Paulin

À peine d’avec vous, Seigneur, elle est sortie

Que, l’âme tout en feu, les yeux étincelants,

Rapportant elle-même un ordre de Valens,

Avec trente soldats elle a saisi la porte

Et, tirant de ce lieu Théodore à main-forte…

Placide

O dieux ! Jusqu’à ses pieds j’ai donc pu m’abaisser

Pour voir trahir des vœux qu’elle a feint d’exaucer,

Et pour en recevoir, avec tant d’insolence,

De tant de lâcheté la digne récompense !

Mon cœur avait déjà pressenti ce malheur.

Mais achève, Paulin, d’irriter ma douleur,

Et, sans m’entretenir des crimes de Marcelle,

Dis-moi qui je me dois immoler après elle,

Et sur quels insolents, après son châtiment,

Doit choir le reste affreux de mon ressentiment.

Paulin

Armez-vous donc, Seigneur, d’un peu de patience

Et forcez vos transports à me prêter silence

Tandis que le récit d’une injuste rigueur

Peut-être à chaque mot vous percera le cœur.

Je ne vous dirai point avec quelle tristesse

À ce honteux supplice a marché la princesse.

Forcé de la conduire en ces infâmes lieux,

De honte et de dépit j’en détournais les yeux

Et, pour la consoler ne sachant que lui dire,

Je maudissais tout bas les lois de notre empire,

Et vous étiez le dieu que, dans mes déplaisirs,

En secret, pour les rompre, invoquaient mes soupirs.

Placide

Ah ! Pour gagner ce temps on charmait mon courage

D’une fausse promesse, et puis d’un faux message !

Et j’ai cru dans ces cœurs de la sincérité !

Ne fais plus de reproche à ma crédulité,

Et poursuis.

Paulin

Dans ces lieux à peine on l’a traînée,

Qu’on a vu des soldats la troupe mutinée :

Tous courent à la proie avec avidité ;

Tous montrent à l’envi même brutalité.

Je croyais déjà voir de cette ardeur égale

Naître quelque discorde à ces tigres fatale,

Quand Didyme…

Placide

Ah ! Le lâche ! Ah ! Le traître !

Paulin

Ecoutez !

Ce traître a réuni toutes leurs volontés ;

Le front plein d’impudence, et l’œil armé d’audace :

"Compagnons, a-t-il dit, on me doit une grâce ;

Depuis plus de dix ans je souffre les mépris

Du plus ingrat objet dont on puisse être épris ;

Ce n’est pas de mes feux que je veux récompense,

Mais de tant de rigueurs la première vengeance ;

Après, vous punirez à loisir ses dédains."

Il leur jette de l’or ensuite à pleines mains,

Et lors, soit par respect qu’on eût pour sa naissance,

Soit qu’ils eussent marché sous son obéissance,

Soit que son or pour lui fît un si prompt effort,

Ces cœurs en sa faveur tombent soudain d’accord :

Il entre sans obstacle.

Placide

Il y mourra, l’infâme !

Viens me voir dans ses bras lui faire vomi r l’âme,

Viens voir de ma colère un juste et prompt effet

Joindre en ces mêmes lieux la peine à son forfait,

Confondre son triomphe avecque son supplice.

Paulin

Ce n’est pas en ces lieux qu’il vous fera justice :

Didyme en est sorti.

Placide

Quoi ! Paulin, ce voleur

À déjà par sa fuite évité ma douleur !

Paulin

Oui. Mais il n’était plus, en sortant, ce Didyme

Dont l’orgueil insolent demandait sa victime ;

Ses cheveux sur son front s’efforçaient de cacher

La rougeur que son crime y semblait attacher,

Et le remords de sorte abattait son courage

Que même il n’osait plus nous montrer son visage,

L’œil bas, le pied timide, et le corps chancelant,

Tel qu’un coupable enfin qui s’échappe en tremblant.

À peine il est sorti que la fière insolence

Du soldat mutiné reprend sa violence :

Chacun, en sa valeur mettant tout son appui,

S’efforce de montrer qu’il n’a cédé qu’à lui ;

On se pousse, on se presse, on se bat, on se tue ;

J’en vois une partie à mes pieds abattue.

Au spectacle sanglant que je m’étais promis,

Cléobule survient avec quelques amis,

Met l’épée à la main, tourne en fuite le reste,

Entre…

Placide

Lui seul ?

Paulin

Lui seul.

Placide

Ah ! Dieux ! Quel coup funeste !

Paulin

Sans doute il n’est entré que pour l’en retirer.

Placide

Dis, dis, qu’il est entré pour la déshonorer

Et que le sort cruel, pour hâter ma ruine,

Veut qu’après un rival un ami m’assassine.

Le traître ! Mais, dis-moi, l’en as-tu vu sortir ?

Montrait-il de l’audace ou quelque repentir ?

Qui des siens l’a suivi ?

Paulin

Cette troupe fidèle

M’a chassé comme chef des soldats de Marcelle ;

Je n’ai rien vu de plus, mais, loin de le blâmer,

Je présume…

Placide

Ah ! je sais ce qu’il faut présumer :

Il est entré lui seul.

Paulin

Ayant si peu d’escorte,

C’est ainsi qu’il a dû s’assurer de la porte,

Et si là tous ensemble il ne les eût laissés,

Assez facilement on les aurait forcés.

Mais le voici qui vient pour vous en rendre compte ;

À son zèle, de grâce, épargnez cette honte.

Scène IV

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Placide, Paulin, Cléobule

Placide

Eh bien ! Votre parente ? Elle est hors de ces lieux

Où l’on sacrifiait sa pudeur à nos dieux ?

Cléobule

Oui, Seigneur.

Placide

J’ai regret qu’un cœur si magnanime

Se soit ainsi laissé prévenir par Didyme.

Cléobule

J’en dois être honteux, mais je m’étonne fort

Qui vous a pu sitôt en faire le rapport :

J’en croyais apporter les premières nouvelles.

Placide

Grâces aux dieux, sans vous j’ai des amis fidèles,

Mais ne différez plus à me la faire voir.

Cléobule

Qui, Seigneur ?

Placide

Théodore.

Cléobule

Est-elle en mon pouvoir ?

Placide

Ne me dites-vous pas que vous l’avez sauvée ?

Cléobule

Je vous le dirais, moi, qui ne l’ai plus trouvée ?

Placide

Quoi ! Soudain par un charme elle avait disparu ?

Cléobule

Puisque déjà ce bruit jusqu’à vous a couru,

Vous savez que sans charme elle a fui sa disgrâce,

Que je n’ai plus trouvé que Didyme en sa place,

Quel plaisir prenez-vous à me le déguiser ?

Placide

Quel plaisir prenez-vous vous-même à m’abuser,

Quand Paulin, de ses yeux, a vu sortir Didyme ?

Cléobule

Si ses yeux l’ont trompé, l’erreur est légitime,

Et si vous n’en savez que ce qu’il vous a dit,

Ecoutez-en, Seigneur, un fidèle récit ;

Vous ignorez encor la meilleure partie :

Sous l’habit de Didyme elle-même est sortie.

Placide

Qui ?

Cléobule

Votre Théodore, et cet audacieux

Sous le sien, au lieu d’elle, est resté dans ces lieux.

Placide

Que dis-tu, Cléobule ! Ils ont fait cet échange ?

Cléobule

C’est une nouveauté qui doit sembler étrange…

Placide

Et qui me porte encor de plus étranges coups :

Vois si c’est sans raison que j’en étais jaloux,

Et, malgré les avis de ta fausse prudence,

Juge de leur amour par leur intelligence.

Cléobule

J’ose en douter encore et je ne vois pas bien

Si c’est zèle d’amant ou fureur de chrétien.

Placide

Non, non, ce téméraire, au péril de sa tête,

A mis en sûreté son illustre conquête ;

Par tant de feints mépris, elle, qui t’abusait,

Lui conservait ce cœur qu’elle me refusait,

Et ses dédains cachaient une faveur secrète,

Dont tu n’étais pour moi qu’un aveugle interprète.

L’œil d’un amant jaloux a bien d’autres clartés :

Les cœurs pour ses soupçons n’ont point d’obscurités ;

Son malheur lui fait jour jusques au fond d’une âme,

Pour y lire sa perte écrite en traits de flamme.

Elle me disait bien, l’ingrate, que son Dieu

Saurait, sans mon secours, la tirer de ce lieu,

Et, sûre qu’elle était de celui de Didyme,

À se servir du mien elle eût cru faire un crime.

Mais aurait-on bien pris pour générosité

L’impétueuse ardeur de sa témérité ?

Après un tel affront et de telles offenses,

M’aurait-on envie la douceur des vengeances ?

Cléobule

Vous le verriez déjà, si j’avais pu souffrir

Qu’en cet habit de fille on vous le vînt offrir :

J’ai cru que sa valeur et l’éclat de sa race

Pouvaient bien mériter cette petite grâce,

Et vous pardonnerez à ma vieille amitié

Si jusque-là, Seigneur, elle étend sa pitié.

Le voici qu’Amyntas vous amène à main-forte.

Placide

Pourrai-je retenir la fureur qui m’emporte ?

Cléobule

Seigneur, réglez si bien ce violent courroux,

Qu’il n’en échappe rien trop indigne de vous.

Scène V

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Placide, Didyme, Cléobule, Paulin, Amyntas, Troupe

Placide

Approche, heureux rival, heureux choix d’une ingrate,

Dont je vois qu’à ma honte, enfin, l’amour eclate.

C’est donc pour t’enrichir d’un si noble butin

Qu’elle s’est obstinée à suivre son destin ?

Et pour mettre ton âme au comble de sa joie

Cet esprit déguisé n’a point eu d’autre voie !

Dans ces lieux dignes d’elle elle a reçu ta foi

Et pris l’occasion de se donner à toi !

Didyme

Ah ! Seigneur, traitez mieux une vertu parfaite.

Placide

Ah ! Je sais mieux que toi comme il faut qu’on la traite !

J’en connais l’artifice, et de tous ses mépris,

Sur quelle confiance as-tu tant entrepris ?

Ma perfide marâtre et mon tyran de père

Auraient-ils contre moi choisi ton ministère ?

Et pour mieux t’enhardir à me voler mon bien,

T’auraient-ils promis grâce, appui, faveur, soutien ?

Aurais-tu bien uni leurs fureurs à ton zèle,

Son amant tout ensemble et l’agent de Marcelle ?

Qu’en as-tu fait enfin ? Où me le caches-tu ?

Didyme

Derechef jugez mieux de la même vertu :

Je n’ai rien entrepris, ni comme amant fidèle,

Ni comme impie agent des fureurs de Ma rcelle,

Ni sous l’espoir flatteur de quelque impunité,

Mais par un pur effet de générosité.

Je le nommerais mieux, si vous pouviez comprendre

Par quel zèle un chrétien ose tout entreprendre.

La mort, qu’avec ce nom je ne puis éviter,

Ne vous laisse aucun lieu de vous inquiéter :

Qui s’apprête à mourir, qui court à ses supplices,

N’abaisse pas son âme à ces molles délices

Et, près de rendre compte à son juge éternel,

Il craint d’y porter même un désir criminel.

J’ai soustrait Théodore à la rage insensée

Sans blesser sa pudeur de la moindre pensée ;

Elle fut, et sans tache, où l’inspire son Dieu.

Ne m’en demandez point ni l’ordre ni le lieu ;

Comme je n’en prétends ni faveur ni salaire,

J’ai voulu l’ignorer, afin de le mieux taire.

Placide

Ah ! Tu me fais ici des contes superflus :

J’ai trop été crédule, et je ne le suis plus.

Quoi ! Sans rien obtenir, sans même rien prétendre,

Un zèle de chrétien t’a fait tout entreprendre ?

Quel prodige pareil s’est jamais rencontré ?

Didyme

Paulin vous aura dit comme je suis entré ;

Prêtez l’oreille au reste, et punissez ensuite

Tout ce que vous verrez de coupable en sa fuite.

Placide

Dis, mais en peu de mots, et sûr que les tourments

M’auront bientôt vengé de tes déguisements.

Didyme

La princesse, à ma vue, également atteinte

D’étonnement, d’horreur, de colère et de crainte,

À tant de passions exposée à la fois,

A perdu quelque temps l’usage de la voix :

Aussi j’avais l’audace encor sur le visage

Qui parmi ces mutins m’avait donné passage,

Et je portais encor sur le front imprimé

Cet insolent orgueil dont je l’avais armé.

Enfin, reprenant cœur : "Arrête, me dit-elle,

Arrête", et m’allait faire une longue querelle ;

Mais, pour laisser agir l’erreur qui la surprend,

Le temps était trop cher, et le péril trop grand ;

Donc, pour la détromper : "Non, lui dis-je, Madame,

Quelque outrageux mépris dont vous traitiez ma flamme,

Je ne viens point ici, comme amant indigné,

Me venger de l’objet dont je fus dédaigné ;

Une plus sainte ardeur règne au cœur de Didyme :

Il vient de votre honneur se faire la victime,

Le payer de son sang, et s’exposer pour vous

À tout ce qu’oseront la haine et le courroux ;

Fuyez sous mon habit, et me laissez, de grâce,

Sous le vôtre en ces lieux occuper votre place ;

C’est par ce moyen seul qu’on peut vous garantir ;

Conservez une vierge en faisant un martyr."

Elle, à cette prière, encor demi-tremblante

Et mêlant à sa joie un reste d’épouvante,

Me demande pardon, d’un visage étonné,

De tout ce que son âme a craint ou soupçonné ;

Je m’apprête à l’échange, elle à la mort s’apprête :

Je lui tends mes habits, elle m’offre sa tête

Et demande à sauver un si précieux bien

Aux dépens de son sang, plutôt qu’au prix du mien.

Mais Dieu la persuade, et notre combat cesse :

Je vois, suivant mes vœux, échapper la princesse.

Paulin

C’était donc à dessein qu’elle cachait ses yeux,

Comme rouge de honte, en sortant de ces lieux ?

Didyme

En lui disant adieu je l’en avais instruite.

Et le ciel a daigné favoriser sa fuite.

Seigneur, ce peu de mots suffit pour vous guérir :

Vivez sans jalousie, et m’envoyez mourir.

Placide

Hélas ! Et le moyen d’être sans jalousie,

Lorsque ce cher objet te doit plus que la vie ?

Ta courageuse adresse à ses divins appas

Vient de rendre un secours que leur devait mon bras,

Et, lorsque je me laisse amuser de paroles,

Tu t’exposes pour elle, ou plutôt tu t’immoles ;

Tu donnes tout ton sang pour lui sauver l’honneur.

Et je ne serais pas jaloux de ton bonheur ?

Mais ferais-je périr celui qui l’a sauvée,

Celui par qui Marcelle est pleinement bravée,

Qui m’a rendu ma gloire, et préservé mon front

Des infâmes couleurs d’un si mortel affront ?

Tu vivras. Toutefois défendrai-je ta tête.

Alors que Théodore est ta juste conquête,

Et que cette beauté qui me tient sous sa loi

Ne saurait plus sans crime être à d’autres qu’à toi ?

N’importe, si ta flamme en est mieux écoutée,

Je dirai seulement que tu l’as méritée,

Et, sans plus regarder ce que j’aurai perdu,

J’aurai devant les yeux ce que tu m’as rendu.

De mille déplaisirs qui m’arrachaient la vie

Je n’ai plus que celui de te porter envie ;

Je saurai bien le vaincre, et garder pour tes feux,

Dans une âme jalouse, un esprit généreux :

Va donc, heureux rival, rejoindre ta princesse ;

Dérobe-toi comme elle aux yeux d’une tigresse ;

Tu m’as sauvé l’honneur, j’assurerai tes jours,

Et mourrai, s’il le faut, moi-même, à ton secours.

Didyme

Seigneur…

Placide

Ne me dis rien. Après de tels services,

Je n’ai rien à prétendre à moins que tu périsses ;

Je le sais, je l’ai dit. Mais, dans ce triste état,

Je te suis redevable et ne puis être ingrat.

Scène première

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Paulin, Cléobule

Paulin

Oui, Valens pour Placide a beaucoup d’indulgence ;

Il est même en secret de son intelligence :

C’était, par cet arrêt, lui qu’il considérait,

Et je vous ai conté ce qu’il en espérait.

Mais il hait des chrétiens l’opiniâtre zèle,

Et, s’il aime Placide, il redoute Marcelle :

Il en sait le pouvoir, il en voit la fureur,

Et ne veut pas se perdre auprès de l’empereur ;

Il ne veut pas périr pour conserver Didyme ;

Puisqu’il s’est laissé prendre, il paîra pour son crime ;

Valens saura punir son illustre attentat

Par inclination et par raison d’État,

Et, si quelque malheur ramène Théodore,

À moins qu’elle renonce à ce Dieu qu’elle adore,

Dût Placide lui-même après elle en mourir,

Par les mêmes motifs il la fera périr.

Dans l’âme, il est ravi d’ignorer sa retraite,

Il fait des vœux au ciel pour la tenir secrète,

Il craint qu’un indiscret la vienne révéler

Et n’osera rien plus que de dissimuler.

Cléobule

Cependant vous savez, pour grand que soit ce crime,

Ce qu’à juré Placide en faveur de Didyme :

Piqué contre Marcelle, il cherche à la braver,

Et hasardera tout afin de le sauver ;

Il a des amis prêts, il en assemble encore,

Et, si quelque malheur vous rendait Théodore,

Je prévois des transports en lui si violents

Que je crains pour Marcelle et même pour Valens.

Mais a-t-il condamné ce généreux coupable ?

Paulin

Il l’interroge encor, mais en juge implacable.

Cléobule

Il m’a permis pourtant de l’attendre en ce lieu

Pour tâcher à le vaincre, ou pour lui dire adieu.

Ah ! Qu’il dissiperait un dangereux orage

S’il voulait à nos dieux rendre le moindre hommage !

Paulin

Quand de sa folle erreur vous l’auriez diverti,

En vain de ce péril vous le croiriez sorti :

Flavie est aux abois, Théodore échappée

D’un mortel désespoir jusqu’au cœur l’a frappée ;

Marcelle n’attend plus que son dernier soupir.

Jugez à quelle rage ira son déplaisir

Et si, comme on ne peut s’en prendre qu’à Didyme,

Son époux lui voudra refuser sa victime.

Cléobule

Ah ! Paulin, un chrétien à nos autels réduit

Fait auprès des Césars un trop précieux bruit,

Il leur devient trop cher pour souffrir qu’il périsse.

Mais je le vois déjà qu’on amène au supplice.

Scène II

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Placide, Cléobule, Lycante, Didyme

Cléobule

Lycante, souffre ici l’adieu de deux amis,

Et me donne un moment que Valens m’a promis.

Lycante

J’en ai l’ordre, et je vais disposer ma cohorte

À garder cependant les dehors de la porte.

Je ne mets point d’obstacle à vos derniers secrets,

Mais tranchez promptement d’inutiles regrets.

Scène III

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Cléobule, Didyme, Paulin

Cléobule

Ce n’est point, cher ami, le cœur troublé d’alarmes

Que je t’attends ici pour te donner des larmes :

Un astre plus bénin vient d’éclairer tes jours ;

Il faut vivre, Didyme, il faut vivre.

Didyme

Et j’y cours.

Pour la cause de Dieu s’offrir en sacrifice,

C’est courir à la vie, et non pas au supplice.

Cléobule

Peut-être dans ta secte est-ce une vision,

Mais l’heur que je t’apporte est sans illusion.

Théodore est à toi : ce dernier témoignage

Et de ta passion et de ton grand courage

A si bien en amour changé tous ses mépris,

Qu’elle t’attend chez moi pour t’en donner le prix.

Didyme

Que me sert son amour et sa reconnaissance

Alors que leur effet n’est plus en sa puissance ?

Et qui t’amène ici, par ce frivole attrait,

Aux douceurs de ma mort mêler un vain regret,

Empêcher que ma joie à mon heur ne réponde,

Et m’arracher encore un regard vers le monde ?

Ainsi donc Théodore est cruelle à mon sort

Jusqu’à persécuter et ma vie et ma mort,

Dans sa haine et sa flamme également à craindre,

Et moi dans l’une et l’autre également à plaindre !

Cléobule

Ne te figure point d’impossibilité

Où tu fais, si tu veux, trop de facilité,

Où tu n’as qu’à te faire un moment de cont rainte.

Donne à ton Dieu ton cœur, aux nôtres quelque feinte :

Un peu d’encens offert au pied de leurs autels

Peut égaler ton sort au sort des immortels.

Didyme

Et pour cela vers moi Théodore t’envoie ?

Son esprit adouci me veut par cette voie ?

Cléobule

Non, elle ignore encor que tu sois arrêté.

Mais ose en sa faveur te mettre en liberté,

Ose te dérober aux fureurs de Marcelle,

Et Placide t’enlève en Égypte avec elle,

Où son cœur généreux te laisse entre ses bras

Etre avec sûreté tout ce que tu voudras.

Didyme

Va, dangereux ami que l’enfer me suscite,

Ton damnable artifice en vain me sollicite.

Mon cœur, inébranlable aux plus cruels tourments,

A presque été surpris de tes chatouillements :

Leur mollesse a plus fait que le fer ni la flamme,

Elle a frappé mes sens, elle a brouillé mon âme,

Ma raison s’est troublée, et mon faible a paru.

Mais j’ai dépouillé l’homme, et Dieu m’a secouru.

Va revoir ta parente, et dis-lui qu’elle quitte

Ce soin de me payer par delà mon mérite :

Je n’ai rien fait pour elle, elle ne me doit rien ;

Ce qu’elle juge amour n’est qu’ardeur de chrétien.

C’est la connaître mal que de la reconnaître :

Je n’en veux point de prix que du souverain maître

Et, comme c’est lui seul que j’ai considéré,

C’est lui seul dont j’attends ce qu’il m’a préparé.

Si pourtant elle croit me devoir quelque chose

Et peut avant ma mort souffrir que j’en dispose,

Qu’elle paye à Placide et tâche à conserver

Des jours que par les miens je viens de lui sauver ;

Qu’elle fuie avec lui, c’est tout ce que veut d’elle

Le souvenir mourant d’une flamme si belle.

Mais elle-même, hélas ! À quel dessein ?

Scène IV

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Didyme, Théodore, Cléobule, Paulin, Lycante

Lycante suit Théodore, et entre incontinent chez Marcelle sans rien dire.

Didyme

Pensez-vous m’arracher la palme de la main,

Madame, et, mieux que lui m’expliquant votre envie,

Par un charme plus fort m’attacher à la vie ?

Théodore

Oui, Didyme, il faut vivre et me laisser mourir :

C’est à moi qu’on en veut, c’est à moi de périr.

Cléobule, à Théodore

O dieux ! Quelle fureur aujourd’hui vous possède ?

à Paulin.

Mais prévenons le mal par le dernier remède :

Je cours trouver Placide ; et toi, tire en longueur

De Valens, si tu peux, la dernière rigueur.

Scène V

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Didyme, Théodore, Paulin

Didyme

Quoi ! Ne craignez-vous point qu’une rage ennemie

Vous fasse de nouveau traîner à l’infamie ?

Théodore

Non, non, Flavie est morte, et Marcelle en fureur

Dédaigne un châtiment qui m’a fait tant d’horreur :

Je n’en ai rien à craindre, et Dieu me le révèle ;

Ce n’est plus que du sang que veut cette cruelle,

Et, quelque cruauté qu’elle veuille essayer,

S’il ne faut que du sang, j’ai trop de quoi payer.

Rends-moi, rends-moi ma place assez et trop gardée.

Pour me sauver l’honneur je te l’avais cédée ;

Jusque-là seulement j’ai souffert ton secours ;

Mais je la viens reprendre alors qu’on veut mes jours.

Rends, Didyme, rends-moi le seul bien où j’aspire :

C’est le droit de mourir, c’est l’honneur du martyre.

À quel titre peux-tu me retenir mon bien ?

Didyme

À quel droit voulez-vous vous emparer du mien ?

C’est à moi qu’appartient, quoi que vous puissiez dire,

Et le droit de mourir, et l’honneur du martyre :

De sort comme d’habits nous avons su changer,

Et l’arrêt de Valens me le vient d’adjuger.

Théodore

Il ne t’a condamné qu’au lieu de Théodore.

Mais si l’arrêt t’en plaît, l’effet m’en déshonore :

Te voir au lieu de moi payer Dieu de ton sang,

C’est te laisser au ciel aller prendre mon rang.

Je ne souffrirai point, quoi que Valens ordonne,

Qu’en me rendant ma gloire on m’ôte ma couronne.

J’en appelle à Marcelle, et sans plus t’abuser,

Vois comme ce grand Dieu lui-même en vient d’user :

De cette même honte il sauve Agnès dans Rome,

Il daigne s’y servir d’un ange au lieu d’un homme,

Mais si, dans l’infamie, il vient la secourir,

Sitôt qu’on veut son sang il la laisse mourir.

Didyme

Sur cet exemple donc ne trouvez pas étrange,

Puisqu’il se sert ici d’un homme au lieu d’un ange,

S’il daigne mettre au rang de ces esprits heureux

Celui dont pour sa gloire il se sert au lieu d’eux.

Je n’ai regardé qu’elle en conservant la vôtre

Et ne lui donne pas mon sang au lieu d’un autre,

Quand ce qu’il m’a fait faire a pu m’en acquérir

Et l’honneur du martyre et le droit de mourir.

Théodore

Tu t’obstines en vain, la haine de Marcelle…

Scène VI

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Marcelle, Théodore, Didyme, Paulin, Lycante, Stéphanie

Marcelle, à Lycante.

Avec quelle douceur j’en reçois la nouvelle,

Non que mes déplaisirs s’en puissent soulager,

Mais c’est toujours beaucoup que se pouvoir venger.

Théodore

Madame, je vous viens rendre votre victime :

Ne le retenez plus, ma fuite est tout son crime ;

Ce n’est qu’au lieu de moi qu’on le mène à l’autel ;

Et puisque je me montre, il n’est plus criminel.

C’est pour moi que Placide a dédaigné Flavie,

C’est moi par conséquent qui lui coûte la vie.

Didyme

Non. C’est moi seul, Madame, et vous l’avez pu voir,

Qui, sauvant sa rivale, ai fait son désespoir,

C’est moi de qui l’audace a terminé sa vie,

C’est moi par conséquent qui vous ôte Flavie,

Et sur qui doit verser ce courage irrité

Tout ce que la vengeance a de sévérité.

Marcelle

O couple de ma perte également coupable !

Sacrilèges auteurs du malheur qui m’accable,

Qui, dans ce vain débat, vous vantez à l’envi,

Lorsque j’ai tout perdu, de me l’avoir ravi !

Donc jusques à ce point vous bravez ma colère

Qu’en vous faisant périr je ne vous puis déplaire,

Et que, loin de trembler sous la punition,

Vous y courez tous deux avec ambition !

Elle semble à tous deux porter un diadème ;

Vous en êtes jaloux comme d’un bien suprême ;

L’un et l’autre de moi s’efforce à l’obtenir.

Je puis vous immoler, et ne puis vous punir ;

Et, quelque sang qu’épande une mère affligée,

Ne vous punissant pas, elle n’est pas vengée.

Toutefois Placide aime, et votre châtiment

Portera sur son cœur ses coups plus puissamment ;

Dans ce gouffre de maux c’est lui qui m’a plongée,

Et, si je l’en punis, je suis assez vengée.

Théodore, à Didyme.

J’ai donc enfin gagné, Didyme, et, tu le vois,

L’arrêt est prononcé : c’est moi dont on fait choix,

C’est moi qu’aime Placide, et ma mort te délivre.

Didyme

Non, non, si vous mourez, Didyme vous doit suivre.

Marcelle

Tu la suivras, Didyme, et je suivrai tes vœux :

Un déplaisir si grand n’a pas trop de tous deux.

Que ne puis-je aussi bien immoler à Flavie

Tous les chrétiens ensemble, et toute la Syrie !

Ou que ne peut ma haine, avec un plein loisir,

Animer les bourreaux qu’elle saurait choisir,

Repaître mes douleurs d’une mort dure et lente,

Vous la rendre à la fois et cruelle et traînante,

Et parmi les tourments soutenir votre sort,

Pour vous faire sentir chaque jour une mort !

Mais je sais le secours que Placide prépare,

Je sais l’effort pour vous que fera ce barbare,

Et ma triste vengeance a beau se consulter,

Il me faut ou la perdre ou la précipiter.

Hâtons-la donc, Lycante, et courons-y sur l’heure :

La plus prompte des morts est ici la meilleure ;

N’avoir pour y descendre à pousser qu’un soupir,

C’est mourir doucement, mais c’est enfin mourir,

Et lorsqu’un grand obstacle à nos fureurs s’oppose,

Se venger à demi, c’est du moins quelque chose.

Amenez-les tous deux.

Paulin

Sans l’ordre de Valens ?

Madame, écoutez moins des transports si bouillants :

Sur son autorité c’est beaucoup entreprendre.

Marcelle

S’il en demande compte, est-ce à vous de le rendre ?

Paulin, portez ailleurs vos conseils indiscrets

Et ne prenez souci que de vos intérêts.

Théodore, à Didyme.

Ainsi, de ce combat que la vertu nous donne,

Nous sortirons tous deux avec une couronne.

Didyme

Oui, Madame, on exauce et vos vœux et les miens :

Dieu…

Marcelle

Vous suivrez ailleurs de si doux entretiens.

Amenez-les tous deux.

Paulin, seul.

Quel orage s’apprête !

Que je vois se former une horrible tempête !

Si Placide survient, que de sang répandu !

Et qu’il en répandra s’il trouve tout perdu !

Allons chercher Valens : qu’à tant de violence

Il oppose, non plus une molle prudence,

Mais un courage mâle, et qui, d’autorité,

Sans rien craindre…

Scène VII

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Valens, Paulin

Valens

Ah ! Paulin, est-ce une vérité ?

Est-ce une illusion ? Est-ce une rêverie ?

Viens-je d’ouïr la voix de Marcelle en furie ?

Ose-t-elle traîner Théodore à la mort ?

Paulin

Oui, si Valens n’y fait un généreux effort.

Valens

Quel effort généreux veux-tu que Valens fasse

Lorsque de tous côtés il ne voit que disgrâce ?

Paulin

Faites voir qu’en ces lieux c’est vous qui gouvernez,

Qu’aucun n’y doit périr si vous ne l’ordonnez.

La Syrie à vos lois est-elle assujettie

Pour souffrir qu’une femme y soit juge et partie ?

Jugez de Théodore.

Valens

Et qu’en puis-je ordonner

Qui dans mon triste sort ne serve à me gêner ?

Ne la condamner pas, c’est me perdre avec elle,

C’est m’exposer en butte aux fureurs de Marcelle,

Au pouvoir de son frère, au courroux des Césars,

Et, pour un vain effort courir mille hasards.

La condamner d’ailleurs, c’est faire un parricide :

C’est de ma propre main assassiner Placide,

C’est lui porter au cœur d’inévitables coups.

Paulin

Placide donc, Seigneur, osera plus que vous :

Marcelle a fait armer Lycante et sa cohorte,

Mais sur elle et sur eux il va fondre à main-forte,

Résolu de forcer pour cet objet c harmant

Jusqu’à votre palais et votre appartement.

Prévenez ce désordre et jugez quel carnage

Produit le désespoir qui s’oppose à la rage,

Et combien des deux parts l’amour et la fureur

Etaleront ici de spectacles d’horreur.

Valens

N’importe. Laissons faire et Marcelle et Placide :

Que l’amour en furie ou la haine en décide,

Que Théodore en meure ou ne périsse pas,

J’aurai lieu d’excuser sa vie ou son trépas ;

S’il la sauve, peut-être on trouvera dans Rome

Plus de cœur que de crime à l’ardeur d’un jeune homme ;

Je l’en désavoûrai, j’irai l’en accuser,

Les pousser par ma plainte à le favoriser,

À plaindre son malheur en blâmant son audace ;

César même pour lui me demandera grâce,

Et cette illusion de ma sévérité

Augmentera ma gloire et mon autorité.

Paulin

Et s’il ne peut sauver cet objet qu’il adore ?

Si Marcelle à ses yeux fait périr Théodore ?

Valens

Marcelle aura sans moi commis cet attentat.

J’en saurai près de lui faire un crime d’État,

À ses ressentiments égaler ma colère,

Lui promettre vengeance, et trancher du sévère,

Et, n’ayant point de part en cet événement,

L’en consoler en père un peu plus aisément.

Mes soins avec le temps pourront tarir ses larmes.

Paulin

Seigneur, d’un mal si grand c’est prendre peu d’alarmes :

Placide est violent et, pour la secourir,

Il périra lui-même, ou fera tout périr.

Si Marcelle y succombe, appréhendez son frère,

Et si Placide y meurt, les déplaisirs d’un père.

De grâce, prévenez ce funeste hasard.

Mais que vois-je ? Peut-être il est déjà trop tard.

Stéphanie entre ici, de pleurs toute trempée.

Valens

Théodore à Marcelle est sans doute échappée,

Et l’amour de Placide a bravé son effort.

Scène VIII

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Valens, Paulin, Stéphanie

Valens, à Stéphanie.

Marcelle a donc osé les traîner à la mort,

Sans mon su, sans mon ordre ? Et son audace extrême…

Stéphanie

Seigneur, pleurez sa perte : elle est morte elle-même.

Valens

Elle est morte !

Stéphanie

Elle l’est.

Valens

Et Placide a commis…

Stéphanie

Non. Ce n’est en effet ni lui ni ses amis ;

Mais s’il n’en est l’auteur, du moins il en est cause.

Valens

Ah ! Pour moi l’un et l’autre est une même chose

Et, puisque c’est l’effet de leur inimitié,

Je dois venger pour lui cette chère moitié.

Mais apprends-moi sa mort, du moins si tu l’as vue.

Stéphanie

De l’escalier à peine elle était descendue,

Qu’elle aperçoit Placide aux portes du palais,

Suivi d’un gros armé d’amis et de valets ;

Sur les bords du perron soudain elle s’avance,

Et, pressant sa fureur qu’accroît cette présence :

"Viens, dit-elle, viens voir l’effet de ton secours" ;

Et sans perdre le temps en de plus longs discours,

Ayant fait avancer l’une et l’autre victime,

D’un côté Théodore, et de l’autre Didyme,

Elle lève le bras, et de la même main

Leur enfonce à tous deux un poignard dans le sein.

Valens

Quoi ! Théodore est morte ?

Stéphanie

Et Didyme avec elle.

Valens

Et l’un et l’autre enfin de la main de Marcelle ?

Ah ! Tout est pardonnable aux douleurs d’un amant,

Et quoi qu’ait fait Placide en son ressentiment…

Stéphanie

Il n’a rien fait, Seigneur, mais écoutez le reste :

Il demeure immobile à cet objet funeste ;

Quelque ardeur qui le pousse à venger ce malheur,

Pour en avoir la force il a trop de douleur ;

Il pâlit, il frémit, il tremble, il tombe, il pâme,

Sur son cher Cléobule il semble rendre l’âme.

Cependant, triomphante entre ces deux mourants,

Marcelle les contemple à ses pieds expirants,

Jouit de sa vengeance et, d’un regard avide,

En cherche les douceurs jusqu’au cœur de Placide

Et tantôt se repaît de leurs derniers soupirs,

Tantôt goûte à pleins yeux ses mortels déplaisirs,

Y mesure sa joie et trouve plus charmante

La douleur de l’amant que la mort de l’amante,

Nous témoigne un dépit qu’après ce coup fatal,

Pour être trop sensible il sent trop peu son mal,

En hait sa pâmoison qui la laisse impunie,

Au péril de ses jours la souhaite finie.

Mais à peine il revit, qu’elle, haussant la voix :

"Je n’ai pas résolu de mourir à ton choix,

Dit-elle, ni d’attendre à rejoindre Flavie

Que ta rage insolente ordonne de ma vie."

À ces mots, furieuse, et, se perçant le flanc

De ce même poignard fumant d’un autre sang,

Elle ajoute : "Va, traître, à qui j’épargne un crime,

Si tu veux te venger, cherche une autre victime :

Je meurs, mais j’ai de quoi rendre grâces aux dieux,

Puisque je meurs vengée, et vengée à tes yeux."

Lors même, dans la mort conservant son audace,

Elle tombe, et, tombant, elle choisit sa place,

D’où son œil semble encore à longs traits se soûler

Du sang des malheureux qu’elle vient d’immoler.

Valens

Et Placide ?

Stéphanie

J’ai fui, voyant Marcelle morte,

De peur qu’une douleur et si juste et si forte

Ne vengeât… Mais, Seigneur, je l’aperçois qui vient.

Valens

Arrête : de faiblesse à peine il se soutient ;

Et d’ailleurs à ma vue il saura se contraindre ;

Ne crains rien. Mais, ô dieux ! Que j’ai moi-même à craindre !

Scène IX

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Valens, Placide, Cléobule, Paulin, Stéphanie, Troupe

Valens

Cléobule, quel sang coule sur ses habits ?

Cléobule

Le sien propre, seigneur.

Valens

Ah ! Placide ! Ah ! Mon fils !

Placide

Retire-toi, cruel !

Valens

Cet ami si fidèle

N’a pu rompre le coup qui t’immole à Marcelle !

Qui sont les assassins ?

Cléobule

Son propre désespoir.

Valens

Et vous ne deviez pas le craindre et le prévoir ?

Cléobule

Je l’ai craint et prévu jusqu’à saisir ses armes.

Mais comme après ce soin j’en avais moins d’alarmes,

Embrassant Théodore, un funeste hasard

A fait dessous sa main rencontrer ce poignard,

Par où ses déplaisirs trompant ma prévoyance…

Valens

Ah ! Fallait-il avoir si peu de défiance ?

Placide

Rends-en grâces au ciel, heureux père et mari :

Par là t’est conservé ce pouvoir si chéri,

Ta dignité dans l’âme à ton fils préférée ;

Ta propre vie enfin par là t’est assurée,

Et ce sang qu’un amour pleinement indigné

Peut-être en ses transports n’aurait pas épargné.

Pour ne point violer les droits de la naissance,

Il fallait que mon bras s’en mît dans l’impuissance ;

C’est par là seulement qu’il s’est pu retenir,

Et je me suis puni de peur de te punir.

Je te punis pourtant : c’est ton sang que je verse ;

Si tu m’aimes encor, c’est ton sein que je perce ;

Et c’est pour te punir que je viens en ces lieux,

Pour le moins, en mourant, te blesser par les yeux.

Daigne ce juste ciel…

Valens

Cléobule, il expire !

Cléobule

Non, Seigneur, je l’entends encore qui soupire :

Ce n’est que la douleur qui lui coupe la voix.

Valens

Non, non, j’ai tout perdu : Placide est aux abois.

Mais ne rejetons pas une espérance vaine,

Portons-le reposer dans la chambre prochaine,

Et, vous autres, allez prendre souci des morts.

Tandis que j’aurai soin de calmer ses transports.