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PIERRE LE GRAND ET J.-J. ROUSSEAU.

qui pussent envahir l’Italie et écraser Rome. Ce sont les Turcs et les Russes ; mais ils sont nécessairement ennemis, et de plus....

Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin.

(Racine, Andromaque, acte I, scène ii.)



PIERRE LE GRAND ET J.-J. ROUSSEAU.


SECTION PREMIÈRE.[1].


« Le czar Pierre.... n’avait pas le vrai génie, celui qui crée et fait tout de rien. Quelques-unes des choses qu’il fit étaient bien, la plupart étaient déplacées. Il a vu que son peuple était barbare, il n’a point vu qu’il n’était pas mûr pour la police ; il l’a voulu civiliser quand il ne fallait que l’aguerrir. Il a d’abord voulu faire des Allemands, des Anglais, quand il fallait commencer par faire des Russes ; il a empêché ses sujets de devenir jamais ce qu’ils pourraient être, en leur persuadant qu’ils étaient ce qu’ils ne sont pas. C’est ainsi qu’un précepteur français forme son élève pour briller un moment dans son enfance, et puis n’être jamais rien. L’empire de Russie voudra subjuguer l’Europe, et sera subjugué lui-même. Les Tartares ses sujets ou ses voisins deviendront ses maîtres et les nôtres : cette révolution me paraît infaillible ; tous les rois de l’Europe travaillent de concert à l’accélérer[2]. » (Du Contrat social, liv. II, chap. viii.)

  1. Nouveaux Mélanges, troisième partie, 1765. Voyez Liberté d’imprimer. (B.)
  2. Pour juger un prince, il faut se transporter au temps où il a vécu. Si Rousseau, en disant que Pierre Ier n’a pas eu le vrai génie, a voulu dire que ce prince n’a point créé les principes de la législation et de l’administration publique, principes absolument ignorés alors en Europe, un tel reproche ne nuit point à sa gloire. Le czar vit que ses soldats étaient sans discipline, et il leur donna celle des nations de l’Europe les plus belliqueuses. Ses peuples ignoraient la marine, et en peu d’années il créa une flotte formidable. Il adopta pour le commerce les principes des peuples qui alors passaient pour les plus éclairés de l’Europe. Il sentit que les Russes ne différaient des autres Européans que par trois causes : la première était l’excessif pouvoir de la superstition sur les esprits, et l’influence des prêtres sur le gouvernement et sur les sujets. Le czar attaqua la superstition dans sa source, en détruisant les moines par le moyen le plus doux, celui de ne permettre les vœux qu’à un âge où tout homme qui a la fantaisie de les faire est à coup sûr un citoyen inutile.

    Il soumit les prêtres à la loi, et ne leur laissa qu’une autorité subordonnée à la sienne pour les objets de l’ordre civil, que l’ignorance de nos ancêtres a soumis au pouvoir ecclésiastique.

    La seconde cause qui s’opposait à la civilisation de la Russie était l’esclavage presque général des paysans, soit artisans, soit cultivateurs. Pierre n’osa directement détruire la servitude ; mais il en prépara la destruction, en formant une armée qui le rendait indépendant des seigneurs de terres, et le mettait en état de ne les plus craindre, et en créant dans sa nouvelle capitale, au moyen des étrangers appelés dans son empire, un peuple commerçant, industrieux, et jouissant de la liberté civile.

    La troisième cause de la barbarie des Russes était l’ignorance. Il sentit qu’il ne pouvait rendre sa nation puissante qu’en l’éclairant, et ce fut le principal objet de ses travaux ; c’est en cela surtout qu’il a montré un véritable génie. On ne peut assez s’étonner de voir Rousseau lui reprocher de ne s’être pas borné à aguerrir sa nation ; et il faut avouer que le Russe qui, en 1700, devina l’influence des lumières sur l’état politique des empires, et sut apercevoir que le plus grand bien qu’on puisse faire aux hommes est de substituer des idées justes aux préjugés qui les gouvernent, a eu plus de génie que le Genevois qui, en 1750, a voulu nous prouver les grands avantages de l’ignorance.

    Lorsque Pierre monta sur le trône, la Russie était à peu près au même état que la France, l’Allemagne et l’Angleterre au xie siècle. Les Russes ont fait en quatre-vingts ans, que les vues de Pierre ont été suivies, plus de progrès que nous n’en avons fait en quatre siècles : n’est-ce pas une preuve que ces vues n’étaient pas celles d’un homme ordinaire ?

    Quant à la prophétie sur les conquêtes futures des Tartares, Rousseau aurait dû observer que les barbares n’ont jamais battu les peuples civilisés que lorsque ceux-ci ont négligé la tactique, et que les peuples nomades sont toujours trop peu nombreux pour être redoutables à de grandes nations qui ont des armées. Il est différent de détrôner un despote pour se mettre à sa place, de lui imposer un tribut après l’avoir vaincu, ou de subjuguer un peuple. Les Romains conquirent la Gaule, l’Espagne ; les chefs des Goths et des Francs ne firent que chasser les Romains et leur succéder. (K.)