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ESCLAVES.

acquis aux dépens des descendants des anciens Francs, s’il y en a. Heureuse la nation française d’être si franche ! Cependant, comment accorder tant de liberté avec tant d’espèces de servitudes, comme, par exemple, celle de la mainmorte ?

Plus d’une belle dame à Paris, bien brillante dans une loge de l’Opéra, ignore qu’elle descend d’une famille de Bourgogne, ou du Bourbonnais, ou de la Franche-Comté, ou de la Marche, ou de l’Auvergne, et que sa famille est encore esclave mortaillable, mainmortable.

De ces esclaves, les uns sont obligés de travailler trois jours de la semaine pour leur seigneur ; les autres, deux. S’ils meurent sans enfants, leur bien appartient à ce seigneur ; s’ils laissent des enfants, le seigneur prend seulement les plus beaux bestiaux, les meilleurs meubles à son choix, dans plus d’une coutume. Dans d’autres coutumes, si le fils de l’esclave mainmortable n’est pas dans la maison de l’esclavage paternel depuis un an et un jour à la mort du père, il perd tout son bien, et il demeure encore esclave : c’est-à-dire que s’il gagne quelque bien par son industrie, ce pécule à sa mort appartiendra au seigneur.

Voici bien mieux : un bon Parisien va voir ses parents en Bourgogne ou en Franche-Comté, il demeure un an et un jour dans une maison mainmortable, et s’en retourne à Paris ; tous ses biens, en quelque endroit qu’ils soient situés, appartiendront au seigneur foncier, en cas que cet homme meure sans laisser de lignée.

On demande, à ce propos, comment le comté de Bourgogne eut le sobriquet de franche avec une telle servitude. C’est sans doute comme les Grecs donnèrent aux furies le nom d’Euménides, bons cœurs.

Mais le plus curieux, le plus consolant de toute cette jurisprudence, c’est que les moines sont seigneurs de la moitié des terres mainmortables.

Si par hasard un prince du sang, ou un ministre d’État, ou un chancelier, ou quelqu’un de leurs secrétaires, jetait les yeux sur cet article, il serait bon que dans l’occasion il se ressouvînt que le roi de France déclare à la nation, dans son ordonnance du 18 mai 1731, que « les moines et les bénéficiers possèdent plus de la moitié des biens de la Franche-Comté ».

Le marquis d’Argenson, dans le Droit public ecclésiastique, auquel il eut la meilleure part[1], dit qu’en Artois, de dix-huit charrues, les moines en ont treize.

  1. Voyez le chapitre cxxxix de l’Essai sur les Mœurs, tome XII, page 315.