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DISTANCE.

toit : le lointain et le peu de rayons m’empêchent d’abord de distinguer si c’est un homme ; l’objet me paraît très-petit ; je crois voir une statue de deux pieds tout au plus ; l’objet se remue, je juge que c’est un homme, et dès ce même instant cet homme me paraît de la grandeur ordinaire. D’où viennent ces deux jugements si différents ? Quand j’ai cru voir une statue, je l’ai imaginée de deux pieds, parce que je la voyais sous un tel angle ; nulle expérience ne pliait mon âme à démentir les traits imprimés dans ma rétine, mais dès que j’ai jugé que c’était un homme, la liaison mise par l’expérience dans mon cerveau entre l’idée d’un homme et l’idée de la hauteur de cinq à six pieds me force, sans que j’y pense, à imaginer, par un jugement soudain, que je vois un homme de telle hauteur, et à voir une telle hauteur en effet.

Il faut absolument conclure de tout ceci que les distances, les grandeurs, les situations, ne sont pas, à proprement parler, des choses visibles, c’est-à-dire ne sont pas les objets propres et immédiats de la vue. L’objet propre et immédiat de la vue n’est autre chose que la lumière colorée ; tout le reste, nous ne le sentons qu’à la longue et par expérience. Nous apprenons à voir précisément comme nous apprenons à parler et à lire. La différence est que l’art de voir est plus facile, et que la nature est également à tous notre maître.

Les jugements soudains, presque uniformes, que toutes nos âmes, à un certain âge, portent des distances, des grandeurs, des situations, nous font penser qu’il n’y a qu’à ouvrir les yeux pour voir de la manière dont nous voyons. On se trompe ; il y faut le secours des autres sens. Si les hommes n’avaient que le sens de la vue, ils n’auraient aucun moyen pour connaître l’étendue en longueur, largeur et profondeur[1] ; et un pur esprit ne la connaîtrait pas peut-être, à moins que Dieu ne la lui révélât. Il est très-difficile de séparer dans notre entendement l’extension d’un objet d’avec les couleurs de cet objet. Nous ne voyons jamais rien que d’étendu, et de là nous sommes tous portés à croire que nous voyons en effet l’étendue. Nous ne pouvons guère distinguer dans notre âme ce jaune que nous voyons dans un louis d’or, d’avec ce louis d’or dont nous voyons le jaune. C’est comme, lorsque nous entendons prononcer ce mot louis d’or, nous ne pouvons nous empêcher d’attacher malgré nous l’idée de cette monnaie au son que nous entendons prononcer.

  1. Voyez, dans les Eléments de la philosophie de Newton (Mélanges, année 1738) une note sur cette question, chapitre vii de la deuxième partie. (K )