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DE SALADIN.

l’Allemagne. Il avait offensé en Syrie, par ses hauteurs, un duc d’Autriche, et il eut l’imprudence de passer par ses terres. (1193) Ce duc d’Autriche le chargea de chaînes, et le livra au barbare et lâche empereur Henri VI, qui le garda en prison comme un ennemi qu’il aurait pris en guerre, et qui exigea de lui, dit-on, cent mille marcs d’argent pour sa rançon. Mais cent mille marcs d’argent fin feraient aujourd’hui (en 1778) environ cinq millions et demi, et alors l’Angleterre n’était pas en état de payer cette somme : c’était probablement cent mille marques (marcas) qui revenaient à cent mille écus. Nous en avons parlé au chapitre xlix.

Saladin, qui avait fait un traité avec Richard, par lequel il laissait aux chrétiens le rivage de la mer depuis Tyr jusqu’à Joppé, garda fidèlement sa parole. (1195) Il mourut trois ans après[1] à Damas, admiré des chrétiens même. Il avait fait porter dans sa dernière maladie, au lieu du drapeau qu’on élevait devant sa porte, le drap qui devait l’ensevelir ; et celui qui tenait cet étendard de la mort criait à haute voix : « Voilà tout ce que Saladin, vainqueur de l’Orient, remporte de ses conquêtes. » On dit qu’il laissa par son testament des distributions égales d’aumônes aux pauvres mahométans, juifs et chrétiens ; voulant faire entendre par cette disposition que tous les hommes sont frères, et que pour les secourir il ne faut pas s’informer de ce qu’ils croient, mais de ce qu’ils souffrent. Peu de nos princes chrétiens ont eu cette magnificence, et peu de ces chroniqueurs dont l’Europe est surchargée ont su lui rendre justice.

L’ardeur des croisades ne s’amortissait pas, et les guerres de Philippe-Auguste contre l’Angleterre et contre l’Allemagne n’empêchèrent pas qu’un grand nombre de seigneurs français ne se croisât encore. Le principal moteur de cette entreprise fut un prince flamand, ainsi que Godefroi de Bouillon, chef de la première : c’était Baudouin, comte de Flandre. Quatre mille chevaliers, neuf mille écuyers, et vingt mille hommes de pied, composèrent cette croisade nouvelle, qu’on peut appeler la cinquième.

Venise devenait de jour en jour une république redoutable qui appuyait son commerce par la guerre. Il fallut s’adresser à elle préférablement à tous les rois de l’Europe. Elle s’était mise en état d’équiper des flottes, que les rois d’Angleterre, d’Allemagne, de France, ne pouvaient alors fournir. Ces républicains industrieux gagnèrent à cette croisade de l’argent et des terres. Pre-

  1. La Biographie universelle dit que la paix se fit pour trois ans et quelques mois en août 1192, et que Saladin mourut le 4 mars suivant.