Essai sur les mœurs/Chapitre 49

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CHAPITRE XLIX.

De l’empereur Henri VI, et de Rome.

La querelle de Rome et de l’empire, plus ou moins envenimée, subsistait toujours. On a écrit que Henri VI, fils de l’empereur Frédéric Barberousse, ayant reçu à genoux la couronne impériale de Célestin III, ce pape, âgé de plus de quatre-vingt-quatre ans, la fit tomber, d’un coup de pied, de la tête de l’empereur. Ce fait n’est pas vraisemblable ; mais c’est assez qu’on l’ait cru, pour faire voir jusqu’où l’animosité était poussée. Si le pape en eût usé ainsi, cette indécence n’eût été qu’un trait de faiblesse.

Ce couronnement de Henri VI présente un plus grand objet et de plus grands intérêts. Il voulait régner dans les Deux-Siciles. Il se soumettait, quoique empereur, à recevoir l’investiture du pape pour des États dont on avait fait d’abord hommage à l’empire, et dont il se croyait à la fois le suzerain, le propriétaire. Il demande à être le vassal lige du pape, et le pape le refuse. Les Romains ne voulaient point de Henri VI pour voisin ; Naples n’en voulait point pour maître ; mais il le fut malgré eux.

Il semble qu’il y ait des peuples faits pour servir toujours, et pour attendre quel sera l’étranger qui voudra les subjuguer. Il ne restait de la race légitime des conquérants normands que la princesse Constance[1], fille du roi Roger Ier, mariée à Henri VI. Tancrède, bâtard de cette race, avait été reconnu roi par le peuple et par le saint-siége. Qui devait l’emporter, ou ce Tancrède qui avait le droit de l’élection, ou Henri qui avait le droit de sa femme ? Les armes devaient décider. En vain, après la mort de Tancrède, les Deux-Siciles proclamèrent son jeune fils (1193) : il fallait que Henri prévalût.

Une des plus grandes lâchetés qu’un souverain puisse commettre servit à ses conquêtes. L’intrépide roi d’Angleterre, Richard Cœur-de-Lion, en revenant d’une de ces croisades dont nous parlerons, fait naufrage près de la Dalmatie ; il passe sur les terres d’un duc d’Autriche. (1194) Ce duc viole l’hospitalité, charge de fers le roi d’Angleterre, le vend à l’empereur Henri VI, comme les Arabes vendent leurs esclaves. Henri en tire une grosse rançon, et avec cet argent va conquérir les Deux-Siciles ; il fait exhumer le corps du roi Tancrède, et par une barbarie aussi atroce qu’inutile, le bourreau coupe la tête au cadavre. On crève les yeux au jeune roi son fils, on le fait eunuque, on le confine dans une prison à Coire, chez les Grisons. On enferme ses sœurs en Alsace avec leur mère. Les partisans de cette famille infortunée, soit barons, soit évêques, périssent dans les supplices. Tous les trésors sont enlevés et portés en Allemagne.

Ainsi passèrent Naples et Sicile aux Allemands, après avoir été conquis par des Français. Ainsi vingt provinces ont été sous la domination de souverains que la nature a placés à trois cents lieues d’elles : éternel sujet de discorde, et preuve de la sagesse d’une loi telle que la Salique, loi qui serait encore plus utile à un petit État qu’à un grand. Henri VI alors fut beaucoup plus puissant que Frédéric Barberousse. Presque despotique en Allemagne, souverain en Lombardie, à Naples, en Sicile, suzerain de Rome, tout tremblait sous lui. Sa cruauté le perdit ; sa propre femme Constance, dont il avait exterminé la famille, conspira contre ce tyran, et enfin, dit-on, le fit empoisonner.

(1198) A la mort de Henri VI, l’empire d’Allemagne est divisé. La France ne l’était pas ; c’est que les rois de France avaient été assez prudents ou assez heureux pour établir l’ordre de la succession. Mais ce titre d’empire, que l’Allemagne affectait, servait à rendre la couronne élective. Tout évêque et tout grand seigneur donnait sa voix. Ce droit d’élire et d’être élu flattait l’ambition des princes, et fit quelquefois les malheurs de l’État.

(1198) Le jeune Frédéric II, fils de Henri VI, sortait du berceau. Une faction l’élit empereur, et donne à son oncle Philippe[2] le titre de roi des Romains : un autre parti couronne Othon de Brunswick, son neveu. Les papes tirèrent bien un autre fruit des divisions de l’Allemagne que les empereurs n’avaient fait de celles d’Italie.

Innocent III, fils d’un gentilhomme d’Agnani, près de Rome, bâtit enfin l’édifice de la puissance temporelle dont ses prédécesseurs avaient amassé les matériaux pendant quatre cents ans. Excommunier Philippe, vouloir détrôner le jeune Frédéric, prétendre exclure à jamais du trône d’Allemagne et d’Italie cette maison de Souabe si odieuse aux papes, se constituer juge des rois, c’était le style devenu ordinaire depuis Grégoire VII. Mais Innocent III ne s’en tint pas à ces formules. L’occasion était trop belle ; il obtint ce qu’on appelle le patrimoine de Saint-Pierre, si longtemps contesté. C’était une partie de l’héritage de la fameuse comtesse Mathilde.

La Romagne, l’Ombrie, la Marche d’Ancône, Orbitello, Viterbe, reconnurent le pape pour souverain. Il domina en effet d’une mer à l’autre. La république romaine n’en avait pas tant conquis dans ses quatre premiers siècles, et ces pays ne lui valaient pas ce qu’ils valaient aux papes. Innocent III conquit même Rome : le nouveau sénat plia sous lui, il fut le sénat du pape et non des Romains. Le titre de consul fut aboli. Les pontifes de Rome commencèrent alors à être rois en effet ; et la religion les rendait, suivant les occurrences, les maîtres des rois. Cette grande puissance temporelle en Italie ne fut pas de durée.

C’était un spectacle intéressant que ce qui se passait alors entre les chefs de l’Église, la France, l’Allemagne, et l’Angleterre. Rome donnait toujours le mouvement à toutes les affaires de l’Europe. Vous avez vu les querelles du sacerdoce et de l’empire jusqu’au pape Innocent III, et jusqu’aux empereurs Philippe, Henri, et Othon, pendant que Frédéric II était jeune encore. Il faut jeter les yeux sur la France, sur l’Angleterre, et sur les intérêts que ces royaumes avaient à démêler avec l’Allemagne.

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  1. Voyez, dans la Correspondance, la lettre à Burigny, du 24 février 1757.
  2. C’est cet empereur Philippe qui érigea la Bohême en royaume. Il fut assassiné par un seigneur de Vitelsbach, en 1208. (Note de Voltaire.)