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MÉMOIRES.

les autres puissances souffraient. Les princes se ruinent aujourd’hui par la guerre : il s’y était enrichi.

Ses soins se tournèrent alors à embellir la ville de Berlin, à bâtir une des plus belles salles d’opéra qui soient en Europe, à faire venir des artistes en tout genre : car il voulait aller à la gloire par tous les chemins, et au meilleur marché possible.

Son père avait logé à Potsdam dans une vilaine maison ; il en fit un palais, Potsdam devint une jolie ville. Berlin s’agrandissait ; on commençait à y connaître les douceurs de la vie que le feu roi avait très-négligées : quelques personnes avaient des meubles ; la plupart même portaient des chemises, car, sous le règne précédent, on ne connaissait guère que des devants de chemise qu’on attachait avec des cordons ; et le roi régnant n’avait pas été élevé autrement. Les choses changeaient à vue d’œil : Lacédémone devenait Athènes. Des déserts furent défrichés, cent trois villages furent formés dans des marais desséchés. Il n’en faisait pas moins de la musique et des livres : ainsi il ne fallait pas me savoir si mauvais gré de l’appeler le Salomon du Nord. Je lui donnais dans mes lettres ce sobriquet, qui lui demeura longtemps.

Les affaires de la France n’étaient pas alors si bonnes que les siennes. Il jouissait du plaisir secret de voir les Français périr en Allemagne, après que leur diversion lui avait valu la Silésie. La cour de France perdait ses troupes, son argent, sa gloire et son crédit, pour avoir fait Charles VII empereur ; et cet empereur perdait tout pour avoir cru que les Français le soutiendraient.

[1] Le cardinal de Fleury mourut, le 29 de janvier 1743, âgé de quatre-vingt-dix ans : jamais personne n’était parvenu plus tard au ministère, et jamais ministre n’avait gardé sa place plus longtemps. Il commença sa fortune à l’âge de soixante-treize ans par être roi de France, et le fut jusqu’à sa mort sans contradiction ; affectant toujours la plus grande modestie, n’amassant aucun bien, n’ayant aucun faste, et se bornant uniquement à régner. Il laissa la réputation d’un esprit fin et aimable plutôt que d’un génie, et passa pour avoir mieux connu la cour que l’Europe.

J’avais eu l’honneur de le voir beaucoup chez Mme la maréchale de Villars, quand il n’était qu’ancien évêque de la petite vilaine ville de Fréjus, dont il s’était toujours intitulé évêque par

  1. Les éditeurs de Kehl avaient aussi placé dans le Commentaire historique cet alinéa et les trente-sept qui le suivent.