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VIE DE VOLTAIRE.

Fatigué de querelles littéraires, révolté de voir la ligue que la médiocrité avait formée contre lui, soutenue en secret par des hommes que leur mérite eût dû préserver de cette indigne association ; trouvant, depuis qu’il avait osé dire des vérités, autant de délateurs qu’il avait de critiques, et les voyant armer sans cesse contre lui la religion et le gouvernement, parce qu’il faisait bien des vers, il chercha dans les sciences une occupation plus tranquille.

Il voulut donner une exposition élémentaire[1] des découvertes de Newton sur le système du monde et sur la lumière, les mettre à la portée de tous ceux qui avaient une légère teinture des sciences mathématiques, et faire connaître en même temps les opinions philosophiques de Newton, et ses idées sur la chronologie ancienne.

Lorsque ces Éléments parurent, le cartésianisme dominait encore, même dans l’Académie des sciences de Paris. Un petit nombre de jeunes géomètres avaient eu seuls le courage de l’abandonner ; et il n’existait dans notre langue aucun ouvrage où l’on pût prendre une idée des grandes découvertes publiées en Angleterre depuis un demi-siècle.

Cependant on refusa un privilége à l’auteur. Le chancelier d’Aguesseau s’était fait cartésien dans sa jeunesse, parce que c’était alors la mode parmi ceux qui se piquaient de s’élever au-dessus des préjugés vulgaires ; et ses sentiments politiques et religieux s’unissaient contre Newton à ses opinions philosophiques. Il trouvait qu’un chancelier de France ne devait pas souffrir qu’un philosophe anglais, à peine chrétien, l’emportât sur un Français qu’on supposait orthodoxe. D’Aguesseau avait une mémoire immense ; une application continue l’avait rendu très-profond dans plusieurs genres d’érudition ; mais sa tête, fatiguée à force de recevoir et de retenir les opinions des autres, n’avait la force ni de combiner ses propres idées, ni de se former des principes fixes et précis. Sa superstition, sa timidité, son respect pour les usages anciens, son indécision, rétrécissaient ses vues pour la réforme des lois, et arrêtaient son activité. Il mourut après un long ministère, ne laissant à la France que le regret de voir ses grandes vertus demeurées inutiles, et ses rares qualités perdues pour la nation.

Sa sévérité pour les Éléments de la Philosophie de Newton n’est pas la seule petitesse qui ait marqué son administration de la librairie : il ne voulait point donner de priviléges pour les romans, et il ne consentit à laisser imprimer Cleveland qu’à condition que le héros changerait de religion. Voltaire se livrait en même temps à l’étude de la physique, interrogeait les savants dans tous les genres, répétait leurs expériences, ou en imaginait de nouvelles.

  1. Voyez Éléments de la philosophie de Newton, tome XXII.