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COMMENTAIRE


jugé si pardonnable par le roi de France Louis XV, qu’ayant su que l’auteur était très-pauvre, il le gratifia d’une pension sur sa cassette. Ainsi celui qui avait fait la pièce fut récompensé par un bon roi, et ceux qui l’avaient récitée furent condamnés par des barbares de village au plus épouvantable supplice.

Trois juges d’Abbeville avaient conduit la procédure : leur sentence portait que le chevalier de La Barre, et son jeune ami, dont je parle, seraient appliqués à la torture ordinaire et extraordinaire ; qu’on leur couperait le poing, qu’on leur arracherait la langue avec des tenailles, et qu’on les jetterait vivants dans les flammes.

Des trois juges qui rendirent cette sentence deux étaient absolument incompétents : l’un, parce qu’il était l’ennemi déclaré des parents de ces jeunes gens ; l’autre, parce que s’étant fait autrefois recevoir avocat, il avait depuis acheté et exercé un emploi de procureur dans Abbeville ; que son principal métier était celui de marchand de bœufs et de cochons ; qu’il y avait contre lui des sentences des consuls de la ville d’Abbeville, et que depuis il fut déclaré par la cour des aides incapable d’exercer aucune charge municipale dans le royaume.

Le troisième juge, intimidé par les deux autres, eut la faiblesse de signer, et en eut ensuite des remords aussi cuisants qu’inutiles.

Le chevalier de La Barre fut exécuté, à l’étonnement de toute l’Europe, qui en frissonne encore d’horreur[1]. Son ami fut condamné par contumace, ayant toujours été dans le pays étranger avant le commencement du procès.

Ce jugement si exécrable et en même temps si absurde, qui a fait un tort éternel à la nation française, était bien plus condamnable que celui qui fit rouer l’innocent Calas : car les juges de Calas ne firent d’autre faute que celle de se tromper, et le crime des juges d’Abbeville fut d’être barbares en ne se trompant pas. Ils condamnèrent deux enfants innocents à une mort aussi cruelle que celle de Ravaillac et de Damiens, pour une légèreté qui ne méritait pas huit jours de prison. L’on peut dire que depuis la Saint-Barthélemy il ne s’était rien passé de plus affreux. Il est triste de rapporter cet exemple d’une férocité brutale, qu’on ne trouverait pas chez les peuples les plus sauvages ; mais la vérité nous y oblige. On doit surtout remarquer que c’est dans

  1. Voyez, tome XXV, page 501, la Relation de la mort du chevalier de La Barre.