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restera tendrement attaché. Peu après le retour d’Orient de son neveu il tomba en enfance et s’éteignit. Nogent devenait alors pour Flaubert un cadre vide. Il y plaça l’Éducation sentimentale.

Flaubert est né et a été élevé dans un hôpital, et sa vie, son génie, son œuvre en ont été constamment marqués. L’appartement du médecin-chef, à l’Hôtel-Dieu de Rouen, peut passer pour le lieu où s’est élaborée la vision triste du monde qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, s’imposera au groupe principal du roman français. « L’amphithéâtre de l’Hôtel-Dieu donnait sur notre jardin ; que de fois avec ma sœur n’avons-nous pas grimpé au treillage, et, suspendus entre la vigne, regardé curieusement les cadavres étalés ; le soleil donnait dessus, les mêmes mouches qui voltigeaient sur nous et sur les fleurs allaient s’abattre là, revenaient, bourdonnaient[1] ! » Cette présence physique du cadavre qui, avec Hugo, Gautier, Baudelaire, hallucine la poésie, il semble qu’il faille, pour que le roman y trouve un sujet solide, l’intermédiaire technique et médical ; du cimetière où il était rendu à la grande nature, et où la poésie romantique l’a vu, le corps retourne à l’amphithéâtre, où le guette pour le roman le fils du médecin. Mais il y a deux parties dans un hôpital : l’hôpital lui-même et les « fenêtres » qu’a chantées Mallarmé. Flaubert les connut l’une et l’autre dès l’enfance, entre le réalisme nu d’une dalle d’amphithéâtre et l’évasion passionnée de l’âme que le triste hôpital et l’encens fétide projettent vers du lointain, du bleu, des soleils couchants.

Flaubert a fait le sujet d’une thèse de médecine dont l’auteur, M. René Dumesnil, s’efforce de montrer que si Flaubert ne fut pas médecin, il était digne de l’être, dignus intrare in illo docto corpore. En tout cas, c’est avec lui, après lui et d’après lui que l’esprit médical, les nécessités et les déformations médicales sont incorporées à la littérature. (Sainte-Beuve avait fait cependant au commencement de sa carrière quelques pas dans ce sens, mais chez lui l’imitation du médecin le céda dans la suite à celle du confesseur.) Un jour que Flaubert devait assister à l’enterrement de la femme de son ami Pouchet, un élève de son père, il écrivait : « Comme il faut du reste

  1. Correspondance, t. III, p. 269.