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t’a-t-elle porté si haut ? Tu as perdu de vue l’existence salutaire à l’âme, emporté par tes rapides avantages, gouvernement de province, intendance et tout ce que promettent ces titres ; de plus grandes charges encore t’invitent, et après celles-là, d’autres. Quel sera le terme ? Qu’attends-tu pour t’arrêter ? Ce moment n’arrivera jamais. Il est, disons-nous, une série de causes dont la trame forme le destin ; ainsi s’étend la chaîne des désirs : ils naissent de la fin l’un de l’autre2. Telle est la vie où tu es plongé, que jamais d’elle-même elle ne terminera tes misères et ta servitude. Dérobe au joug ta tête meurtrie ; mieux vaudrait qu’elle fût tranchée une fois qu’incessamment courbée. Si tu reviens à la vie privée, tout y sera sur une moindre échelle, mais te satisfera pleinement, ce que ne font pas aujourd’hui les torrents de jouissances qui affluent chez toi de toutes parts. Préfères-tu donc, à une pauvreté qui rassasie, une abondance famélique ? La prospérité est avide, et en butte à l’avidité d’autrui. Tant que rien ne t’aura suffi, toi-même tu ne suffiras point aux autres. « Comment sortir de cette position ? » Comme tu pourras. Songe combien de hasards l’argent, combien de travaux les honneurs t’auront fait braver ; ose enfin quelque chose pour le repos ; sinon, condamné aux soucis des gouvernements de provinces, puis des magistratures urbaines, tu vieilliras dans le tracas, dans des tourmentes toujours nouvelles ; il n’est réserve ni douceur de mœurs assez heureuses pour y échapper. Qu’importe en effet que tu veuilles le repos ? Ta fortune ne le veut pas. Et si tu lui permets de grandir encore ? À quelques progrès qu’elle s’élève, il y aura progrès dans ta crainte. Je veux ici te rapporter un mot de Mécène qui, dans les tortures de la grandeur, poussa ce cri de vérité : « Oui, leur hauteur même foudroie les sommets. » Tu demandes dans quel livre il a dit cela ? Dans celui qui a pour titre Prométhée. Il a voulu dire : « Les hauteurs ont leurs sommets foudroyés. » Est-il pouvoir au monde au prix duquel tu voulusses afficher une telle ivresse de style ? Mécène avait du génie ; il eût enrichi d’un grand modèle l’éloquence romaine si sa haute fortune ne lui eût ôté sa force, disons le mot : sa virilité[1]. Voilà ce qui t’attend, si tu ne te hâtes de plier la voile et, ce qu’il a voulu trop tard, de raser le rivage.

J’aurais pu, moyennant cette sentence de Mécène, balancer mes comptes avec toi ; mais tu me chercheras chicane, si je te

  1. Voy. sur Mécène la Providence, III; Lettres XCII et CXIV