mène aux pratiques du monde, j’ai peu conservé de ces bons commencements. Depuis lors, j’ai pour toute la vie renoncé aux huîtres et aux champignons : ce sont là non des aliments, mais de perfides douceurs qui forcent à manger quand on n’a plus faim, charme bien senti des gourmands qui engloutissent plus qu’ils ne peuvent tenir : cela passe facilement et se vomit de même. Depuis lors, je me suis à jamais interdit les parfums, la meilleure odeur pour le corps étant de n’en avoir aucune. Depuis lors, j’ai sevré de vin mon estomac, et j’ai dit aux bains à étuves un éternel adieu : se rôtir le corps et l’épuiser de sueurs m’a paru une recherche fort inutile. Les autres habitudes dont je m’étais défait sont revenues ; de façon pourtant qu’en cessant de m’abstenir je garde une mesure assez voisine de l’abstinence, ce qui peut-être est plus difficile ; car pour certaines choses le retranchement total coûte moins que l’usage modéré.
Puisque je t’ai commencé l’histoire des premières ferveurs de ma jeunesse philosophique, suivies des tiédeurs du vieil âge, je puis sans rougir t’avouer de quel beau feu[1] Sotion m’a enflammé pour Pythagore. Il expliquait pourquoi ce philosophe et, après lui, Sextius[2] s’étaient abstenus de la chair des animaux. Leurs motifs à chacun différaient, mais tous deux en avaient d’admirables. Sextius pensait qu’il existe assez d’aliments pour l’homme sans qu’il verse le sang, et que la cruauté devient habitude, dès qu’on se fait du déchirement des chairs un moyen de jouissance. « Réduisons, ajoutait-il, les éléments de sensualité ; » et il finissait en disant que notre variété de mets est aussi contraire à la santé que peu faite pour le corps.
Au dire de Pythagore15, une parenté universelle lie tous les êtres, et une transmutation sans fin les fait passer d’une forme à une autre. À l’en croire, nulle âme ne périt ni même ne cesse d’agir, sauf le court moment où elle revêt une autre enveloppe. Sans chercher ici après quelles successions de temps et quels domiciles tour à tour habités, elle retourne à la forme humaine, toujours est-il que Pythagore a imprimé aux hommes l’horreur du crime et du parricide, puisqu’ils pourraient, sans le savoir, menacer l’âme d’un père ; et porter un fer ou une dent sacrilège sur cette chair où logerait un membre de leur famille.