Lettres à Lucilius/Lettre 98

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 343-346).
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LETTRE XCVIII.

Ne point s'attacher aux biens extérieurs. L'âme, plus puissante que la Fortune, se fait une vie heureuse ou misérable.

Ne regarde jamais comme heureux celui dont le bonheur est suspendu aux chances du sort. Fragile appui que l’extérieur pour qui y place sa joie : elle sortira par où elle est entrée. Mais celle qui naît de son propre fonds est fidèle et solide ; elle croît et nous accompagne jusqu’à notre dernière heure : toutes les autres admirations du vulgaire ne sont des biens que pour un jour. « Mais quoi ? Ne saurait-on y trouver ni profit ni plaisir ? » Qui dit le contraire ? Pourvu toutefois que nous en soyons les maîtres, qu’ils ne soient pas les nôtres. Tout ce qui relève de la Fortune peut profiter et plaire sous une condition : que le possesseur se possède et ne soit point l’esclave de ce qu’il a. Car on s’abuse, Lucilius, si l’on croit qu’un seul des biens ou des maux de l’homme lui vienne de la Fortune : elle ne donne que la matière des uns comme des autres, et les éléments de ce qui chez lui deviendra bien ou mal. Plus forte que toute destinée, l’âme fait seule prendre à ce qui la touche une face riante ou rembrunie, et devient l’artisan de ses joies et de ses misères. Pour le méchant rien qui ne tourne en mal, même ce qui lui venait sous l’apparence du plus grand bien ; l’âme droite et saine redresse les torts de la Fortune, adoucit ses plus vives rigueurs par l’art de les supporter, reconnaissante et modeste dans le succès, courageuse et ferme dans la disgrâce. Malgré sa prudence et les religieux scrupules qu’elle apportera dans tous ses actes, bien qu’elle ne tente rien au delà de ses forces, elle n’obtiendra pas ce bonheur absolu et inaccessible aux menaces, si elle ne se tient immobile devant la mobilité des choses.

Que tu observes les autres, car on juge plus nettement ce qui ne nous est point personnel, ou que tu t’observes sans partialité, et tu sentiras et tu avoueras que dans ce qui nous est désirable et cher il n’est rien d’utile, si tu ne t’es armé contre la légèreté du sort et des choses dépendantes du sort, si tu ne répètes, au lieu de te plaindre, à chaque dommage qui survient : Les dieux ont jugé autrement, ou même, inspiration plus haute, plus juste, plus réconfortante pour l’âme, à chaque événement contraire à ta pensée : Les dieux ont mieux jugé que moi. Plus d’accidents pour l’homme ainsi préparé ; et l’on se prépare ainsi quand on songe, avant de le sentir, à tout ce que peut la vicissitude des choses humaines, quand on possède ses enfants, sa femme, son patrimoine, comme ne pouvant les posséder toujours70, et comme ne devant pas être plus à plaindre si on vient à les perdre. Déplorables esprits que ceux que l’avenir tourmente, malheureux avant le malheur, qui se travaillent pour conserver jusqu’au bout leurs jouissances du moment. En aucun temps ils ne seront calmes ; et dans l’attente du futur, le présent, dont ils pouvaient jouir, leur échappe. Nulle différence entre perdre une chose et trembler de la perdre.

Ce n’est pas que je te prêche ici l’insouciance. Loin de là, prends garde aux écueils ; tout ce que la sagesse peut prévoir, prévois-le ; observe, détourne bien, avant qu’il n’arrive, tout ce qui peut te porter dommage. Pour cela même rien ne servira mieux qu’une confiance hardie et une âme d’avance cuirassée contre la souffrance. Qui peut supporter les coups du sort pourra les éviter ; et ce n’est pas dans un tel calme qu’il soulève les orages. Rien de plus misérable et de moins sage qu’une crainte anticipée. Quelle est donc cette démence de devancer son infortune ? Enfin, pour rendre en deux mots ma pensée et te peindre au vrai ces affairés, ennemis d’eux-mêmes, ils sont aussi impatients sous le coup que dans l’attente du malheur. Il s’afflige plus qu’il ne le devrait, l’homme qui s’afflige plus tôt qu’il ne le doit. Comment apprécierait-elle la douleur, cette même faiblesse qui ne sait point l’attendre ? Avec cette sorte d’impatience, on rêve la perpétuité du bonheur, on le croit fait pour croître toujours, si haut qu’il soit déjà, non pour durer seulement ; on oublie par quel mécanisme toute destinée monte ou s’affaisse, et c’est la constance du hasard que l’on se promet pour soi seul. Aussi Métrodore me paraît-il avoir très-bien dit dans une lettre à sa sœur qui venait de perdre un fils du meilleur naturel : « Tous les biens des mortels sont mortels comme eux. » Il parle des biens vers lesquels se précipite la foule : car le grand, le vrai bien ne meurt pas ; il est aussi certain que permanent ; il s’appelle sagesse et vertu, seule chose impérissable que donne le ciel à qui doit périr.

Du reste l’homme est si injuste, si oublieux du terme où il marche, où chacune de ses journées le pousse, qu’il s’étonne de la moindre perte, lui qui doit tout perdre en un jour. Sur quelque objet que tu fasses graver : Ceci m’appartient, cet objet peut être chez toi, il n’est pas à toi ; rien de solide pour l’être débile, pour la fragilité rien d’éternel et d’indestructible. C’est une nécessité de périr aussi bien que de perdre ; et ceci même, comprenons-le bien, console un esprit juste : il ne perd que ce qui doit périr.

« Eh bien, contre ces pertes quelle ressource avons-nous trouvée ? » Celle de retenir par le souvenir ce qui nous a fui, sans laisser échapper du même coup les fruits que nous en avons pu recueillir. La possession s’enlève, avoir possédé nous reste. Tu es le plus ingrat des hommes si, après que tu as reçu, tu te crois quitte quand tu perds. Un accident nous ravit la chose ; mais en avoir usé, mais le fruit de cette chose, est encore à nous : nos iniques regrets nous font tout perdre. Dis-toi bien : « De tout ce qui me semble terrible, rien qui n’ait été vaincu, qui ne l’ait été par plus d’un mortel, le feu par Mucius, la croix par Régulus, le poison par Socrate, l’exil par Rutilius, la mort au moyen du fer par Caton ; nous aussi sachons vaincre quelque chose !

« D’autre part, ces faux biens, dont l’éclat apparent entraîne le vulgaire, ont été par plusieurs et plus d’une fois dédaignés. Fabricius général refusa les richesses, censeur il les flétrit ; Tubéron jugea la pauvreté digne de lui, digne du Capitole, le jour où, se servant d’argile dans un repas public, il montra que l’homme devait se contenter de ce qui était, même alors, à l’usage des dieux[1]. Sextius le père répudia les honneurs, lui que sa naissance appelait aux premières charges de la république : il ne voulut point du laticlave que lui offrait le divin Jules ; car il sentait que ce qui peut se donner peut se reprendre. À notre tour, faisons preuve de magnanimité. Prenons rang parmi les modèles. Pourquoi mollir ? pourquoi désespérer ? Tout ce qui fut possible l’est encore. Nous n’avons qu’à purifier notre âme et suivre la nature : qui s’en écarte est condamné à désirer et à craindre, à être esclave des événements. Nous pouvons rentrer dans la route, nous pouvons ressaisir tous nos droits. Ressaisissons-les, et nous saurons supporter la douleur, sous quelque forme qu’elle envahisse notre corps, et nous dirons à la Fortune : « Tu as affaire à un homme de cœur ; cherche ailleurs qui tu pourras vaincre. »

Avec ces propos et d’autres semblables, notre ami[2] calme les douleurs d’un ulcère qu’assurément je voudrais voir perdre de sa violence et se guérir, ou rester stationnaire et vieillir avec lui. Mais pour lui je suis bien tranquille ; c’est la perte que nous ferons qui m’inquiète, si ce digne vieillard nous est enlevé. Car lui, il est rassasié de la vie ; s’il en désire la prolongation, ce n’est pas pour lui, mais pour ceux auxquels il est utile. Il vit par générosité. Un autre eût déjà mis fin à de telles souffrances ; notre ami pense qu’il est aussi honteux de se réfugier dans la mort que de la fuir. « Eh quoi ! si tout l’y engage, ne quittera-t-il pas la vie ? » Pourquoi non, si, n’étant plus utile à personne, il ne fait plus que perdre sa peine à souffrir ? Voilà, cher Lucilius, s’instruire d’exemple à la philosophie et s’exercer en présence des actes : voir ce qu’un homme éclairé a de courage contre la mort, contre la douleur, aux approches de l’une, sous l’étreinte de l’autre. Ce qu’il faut faire, apprenons-le de celui qui le fait. Jusqu’ici nous cherchions par des arguments s’il est possible à qui que ce soit de résister à la douleur, si les plus grands courages eux-mêmes fléchissent en face de la mort. Qu’est-il besoin de paroles ? La chose est sous nos yeux. Voici un homme que ni la mort ne rend plus ferme contre la douleur, ni la douleur contre la mort : contre toutes deux il s’appuie sur lui-même ; l’espoir de la mort ne le fait pas souffrir plus patiemment, ni l’ennui de la souffrance mourir plus volontiers : il attend l’une, il supporte l’autre.


LETTRE XCVIII.

70. Rien ne sera accident pour nous, si nous, possédons nos patrimoines, nos enfants, nos femmes, comme ne devant pas les posséder toujours. » (I Corinth. , vii, 29.)

  1. Voy. Lettre XCV et la note.
  2. On ne sait quel est cet ami.