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garde neuf mois nous forme non pour lui, mais en apparence pour ce monde où nous sommes jetés assez forts déjà pour respirer l’air et résister à l’extérieur, ainsi le temps qui s’écoule de l’enfance à la vieillesse nous mûrit pour un second enfantement. Une autre origine, un monde nouveau nous attend. Jusque-là, nous ne pouvons souffrir du ciel qu’une vue lointaine.

« Sache donc envisager sans frémir cette heure qui juge la vie[1] ; elle n’est pas la dernière pour l’âme, si elle l’est pour le corps. Tous les objets qui gisent autour de toi, vois-les comme les meubles d’une hôtellerie : tu ne dois que passer. La nature nous fait sortir nus, comme nous sommes entrés. On n’emporte pas plus qu’on n’a apporté91. Que dis-je ? tu laisseras sur le seuil une grande part du bagage apporté pour cette vie. Tu dépouilleras cette peau, première enveloppe qui tapisse tes organes ; tu dépouilleras cette chair, ce sang qui la pénètre et court se distribuer par tous tes membres ; tu dépouilleras ces os et ces muscles qui maintiennent les parties molles et fluides du corps ; ce jour, que tu redoutes comme le dernier, te fait naître pour un jour sans fin92. Dépose ton fardeau : tu hésites ! n’as-tu pas déjà quitté de même le corps où tu étais caché, pour te produire à la lumière ? Tu résistes, tu te jettes en arrière : jadis aussi à grand effort ta mère t’expulsa de son sein. Tu gémis, tu pleures ; et ces pleurs mêmes annoncent l’avènement à la vie. On dut les excuser, quand tu arrivais novice et étranger à tout ; quand au sortir des entrailles maternelles, de ce tiède et bienfaisant abri, tu fus saisi par un air trop vif et offensé par le toucher d’une main rude ; quand, faible encore, au milieu d’un monde inconnu, tu éprouvais la stupeur d’une complète ignorance. Aujourd’hui, ce n’est pas pour toi chose nouvelle d’être séparé de ce dont tu faisais partie. Abandonne de bonne grâce des membres désormais inutiles, laisse là ce corps que tu fus si longtemps sans habiter. Il sera mis en pièces, écrasé, réduit en cendres : tu t’en affliges ? Cela se fait toujours. Elles périssent de même[2] les membranes qui enveloppent le nouveau-né. Pourquoi tant chérir ces débris, comme ta chose propre ? Ils n’ont fait que te couvrir. Voici venir le jour où tomberont tes voiles, où tu seras tiré de ta demeure, de ce ventre immonde et infect.

  1. Voir Lettre XXVI.
  2. Je lis avec Gruter: pereunt æque. Lemaire: sæpe.