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jours, et se rit fort dans sa pensée de la vicissitude des temps. Comment en effet ces chances variables et mobiles te bouleverseraient-elles, si tu demeures stable en face de l’instabilité ?

Hâte-toi donc de vivre, cher Lucilius, et compte chaque journée pour une vie entière. Celui qui s’est ainsi préparé, celui dont la vie s’est trouvée tous les jours complète, possède la sécurité. Vivre d’espérance, c’est voir le temps, à mesure qu’il arrive, échapper à notre croissante avidité, et nous laisser ce sentiment si amer, qui remplit d’amertume tous les autres, la peur de la mort. De là l’ignoble souhait de Mécène[1], qui ne refuse ni les mutilations, ni les difformités, ni enfin le pal sur la croix, pourvu qu’au milieu de tant de maux la vie lui soit conservée.

Qu’on me rende manchot, cul-de-jatte, impotent83 ;


Sur ce corps que le mal déforme
Qu’il s’élève une bosse énorme ;
Que dans ma bouche branle une dernière dent ;
Si je respire encor, c’est bien, je suis content.

Même en croix, sur le pal, laissez, laissez-moi vivre84.

Ce qui serait, si la chose arrivait, le comble des misères, il le souhaite, il demande, comme si c’était vivre, une prolongation de supplice. Je le jugerais déjà bien méprisable s’il n’arrêtait son vœu que devant la mise en croix ; mais que dit-il ? « Mutilez tous mes membres, pourvu qu’en un corps brisé et impotent il me reste le souffle, et que, défiguré, monstrueusement contrefait, j’obtienne encore quelque répit sur le bois même où l’on me clouerait, sur le pal où vous m’asseyeriez ! » Est-ce donc la peine de comprimer sa plaie, de pendre à une croix les bras étendus, afin de reculer ce qui, pour tout patient, est une grâce, le terme du supplice ? N’avoir de souffle que pour expirer sans cesse ? Que souhaiter à ce malheureux, sinon des dieux qui l’exaucent ? Que veut dire cette turpitude de poëte et de femmelette, ce pacte insensé de la peur ? Pourquoi mendier si bassement l’existence ? Penses-tu que Virgile ait jamais dit pour lui ce beau vers :

Est-ce un malheur si grand que de cesser de vivre[2] ?

Il invoque les derniers des maux ; les plus cruelles souffrances, la croix et le pal, il les désire ; et qu’y gagnera-t-il ?

  1. Voy, sur Mécène, de la Providence, III, . Lettres XCII, CXIV.
  2. Énéide, XII, 646. Trad. par Racine (Phèdre).