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LETTRE XII.

Avantages de la vieillesse. – Sur la mort volontaire.

De quelque côté que je me tourne, tout ce que je vois me démontre que je suis vieux[1]. J’étais allé à ma campagne, près de la ville, et je me plaignais des dépenses qu’entraînait le délabrement de ma maison. Le fermier me dit qu’il n’y avait point négligence de sa part, qu’il faisait tout ce qu’il devait, mais que le bâtiment était vieux. – Ce bâtiment s’est élevé sous ma main ! que vais-je devenir, moi, si des murs de mon âge tombent déjà en poudre ? J’étais piqué ; je saisis le premier sujet d’exhaler ma mauvaise humeur : « On voit bien, dis-je, que ces platanes sont négligés ; ils n’ont plus de feuilles ; quelles branches noueuses, rabougries ! quels troncs affreux et rongés de mousse ! cela n’arriverait pas, si l’on prenait soin de les déchausser, de les arroser. » Lui de jurer par mon bon génie qu’il y fait tout ce qu’on y peut faire, qu’il n’omet aucun soin, mais qu’ils ont un peu d’âge. – Entre nous, c’est moi qui les avais plantés, qui avais vu leur premier feuillage. Me tournant vers l’entrée du logis : « Quel est, dis-je, ce vieux décrépit très-bien placé là au seuil de ma porte, car il s’apprête à le passer pour toujours ? où as-tu fait cette trouvaille ? le beau plaisir d’aller enlever les morts du voisinage ! – Vous ne me reconnaissez pas ? dit l’autre. Je suis Felicio, à qui vous apportiez des jouets. Je suis le fils de Philositus, votre fermier ; j’étais votre petit favori. – Le bonhomme radote complètement. Ce poupon-là, mon petit favori ! au fait, il pourra l’être : voilà que les dents lui tombent27. »

Je dois à ma campagne d’y avoir vu de tous côtés ma vieillesse m’apparaître28. Faisons-lui bon accueil et aimons-la : elle est pleine de douceurs pour qui sait en user. Les fruits ont plus de saveur quand ils se passent ; l’enfance n’a tout son éclat qu’au moment où elle finit ; pour les buveurs, la dernière rasade est

  1. Voy. Sénèque sur sa vieillesse, Lettres XV, XXVI, XLIX