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cent leur corps, et combien peu leur esprit ; quel concours de peuple à un spectacle de mensonge et d’illusion, et quel désert autour de la science ; quels imbéciles esprits dans ces hommes dont on admire l’encolure et les muscles. Voici sur quoi j’arrête spécialement mes réflexions. Si le corps peut arriver par l’exercice à cette force passive qui endure les coups de pied et de poing de plusieurs assaillants ; qui lui fait braver les plus vives ardeurs du soleil au milieu d’une poussière brûlante, dégouttant du sang qu’il perd, et cela durant tout un jour ; combien plus aisément l’âme ne pourrait-elle point s’endurcir à recevoir sans se briser les coups de la Fortune, à être terrassée, foulée par elle pour se relever encore ! Le corps a besoin de mille choses pour soutenir sa vigueur ; l’âme croît par sa propre énergie : elle s’alimente et s’exerce elle-même. Il faut au corps force nourriture, force boisson, force huile, en un mot des soins continus ; la vertu, tu l’obtiendras sans tant de provisions, sans dépense. Tout ce qui peut te rendre bon est en toi. Que te faut-il pour l’être ? Le vouloir. Et que peux-tu vouloir de mieux que de t’arracher à cette servitude qui se fait sentir à tout homme, et que les esclaves même du dernier rang, du sein de cette fange où ils sont nés, s’efforcent de briser par tous les moyens ? Ce pécule amassé en fraudant leur appétit, ils le donnent pour racheter leur tête ; et tu n’ambitionnerais pas de conquérir à tout prix la liberté, toi qui te crois né libre ! Tu jettes les yeux sur ton or : l’or ne l’achète point. Chimère donc que cette liberté qui s’inscrit aux registres publics : elle n’est pas plus à ceux qui la payèrent qu’à ceux qui la vendirent. C’est à toi de te la donner ; ne la demande qu’à toi. Affranchis-toi premièrement des terreurs de la mort, avant tout autre ce joug-là nous pèse, ensuite de la crainte de la pauvreté. Pour savoir combien elle est loin d’être un mal, compare la physionomie du pauvre avec celle du riche. Le pauvre rit plus souvent et de meilleur cœur ; ses soucis n’ont rien de profond ; s’il lui survient quelque inquiétude, c’est un léger nuage qui passe. Mais les heureux, comme on les appelle, n’ont que des joies factices ou des tristesses poignantes et concentrées, d’autant plus poignantes qu’il ne leur est jamais permis d’être ouvertement misérables, et qu’au fort même de ces chagrins qui rongent le cœur, il faut jouer son rôle d’heureux90. Cette métaphore-là j’ai trop occasion d’en user[1], car rien ne caracté-

  1. Voy. Lettre LXXVI.