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perdu de la hauteur, de la noblesse de ses sentiments : sa prudence n’en est pas moins éclairée, ni sa justice moins inflexible[1]. Donc aussi elle n’en est pas moins heureuse, le bonheur n’ayant qu’un seul domicile qui est l’âme, où il apporte sa fixité, sa grandeur, son calme, ce qui sans la connaissance des choses divines et humaines serait impossible.

Voici maintenant ma propre réponse, comme je l’ai promise. Le sage n’est point abattu par la perte de ses enfants ni par celle de ses amis ; il supporte leur mort avec le même calme qu’il attend la sienne ; il ne craint pas plus celle-là qu’il ne s’afflige de celle-ci. Car la vertu est tout harmonie : tous ses actes sont à l’unisson et en concordance parfaite avec elle, concordance qui sera détruite si l’âme, de la hauteur où elle devait être, se laisse plonger dans le deuil et le désespoir. Toute agitation de la peur, toute anxiété, toute paresse d’agir est contraire à l’honnête. L’honnête est chose pleine de sécurité, libre d’embarras, de frayeur, toujours alerte pour le combat. « Mais quoi ? le sage ne ressentira-t-il pas alors quelque espèce de trouble ? N’aura-t-il pas le teint altéré, le visage ému, les membres saisis d’un froid soudain ? n’éprouvera-t-il rien de ces impressions qui agissent sans que la volonté y préside, par un mouvement indélibéré de la nature ? » Je l’avoue, mais il n’en demeurera pas moins convaincu qu’aucune de ces pertes n’est un mal et ne mérite qu’une âme saine y succombe. Tout ce que son devoir lui dit de faire, il le fait hardiment, avec promptitude. Il n’appartient qu’à la folie, nul ne le niera, de faire lâchement et à contre-cœur ce qu’elle doit faire, de pousser son corps d’un côté, son âme de l’autre, et d’être tiraillée par les mouvements les plus contraires. Ces désespoirs même, où elle triomphe et s’admire, ne lui valent que le mépris ; et jusqu’aux choses dont elle se glorifie, elle ne les fait pas de plein gré. S’agit-il d’un mal qu’elle redoute, l’attente est pour elle aussi accablante que l’événement, et tout ce qu’elle craint de souffrir elle le souffre par la crainte seule. Dans une constitution débile la maladie s’annonce par des signes précurseurs : c’est une sorte d’engourdissement qui pèse sur les nerfs, une lassitude sans avoir rien fait, des bâillements, un frisson qui parcourt les membres ; ainsi une âme maladive, bien avant que les maux ne la terrassent, se sent ébranlée ; elle les anticipe,

  1. Voir Lettre LXXXV. De la vie heureuse, XXV. Tranquilité de l'âme, III.