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Telle elle demeure, car elle a, comme je la conçois, le cœur haut et intrépide ; tout ce qui la persécute l’exalte. L’enthousiasme qu’éprouvent souvent de jeunes et généreuses natures, si quelque acte honorable, qui les saisit par sa beauté, les pousse à braver tous les coups du sort, la sagesse saura bien l’inspirer et le transmettre ; elle nous convaincra que le seul bien c’est l’honnête, qu’il n’est susceptible ni de déchoir ni d’augmenter, pas plus que le niveau, qui apprécie la rectitude des lignes, ne fléchira. Si peu qu’on y changerait serait aux dépens de l’exactitude. Il faut en dire autant de la vertu : c’est une règle aussi qui n’admet point de courbure ; elle peut prendre plus de rigidité, jamais plus d’extension. Elle est juge de tout, et n’a point de juge. Si elle ne peut être plus droite qu’elle-même, les actes qui se font par elle ne sont pas plus droits les uns que les autres ; car il faut qu’ils lui soient conformes ; ils sont donc égaux.

« Mais encore ! Est-il égal d’être sur un lit de festin ou sur un instrument de torture ? » Cela te surprend ? Voici qui te surprendra davantage : les joies de la table sont un mal, et les tortures du chevalet un bien, s’il y a honte dans le premier cas et gloire dans le second. Qui fait alors le bien ou le mal ? Ce n’est pas la situation, c’est la vertu : n’importe où elle se montre, elle donne à tout la même mesure et le même prix. Je les vois d’ici me provoquer du geste, ceux qui jugent toutes les âmes par la leur, parce que je dis qu’aussi heureux est l’homme qui porte l’adversité avec courage que celui qui use honnêtement de la prospérité ; aussi heureux le captif traîné devant un char, mais dont le cœur reste invincible, que le triomphateur lui-même. Nos adversaires jugent impossible tout ce qu’ils ne peuvent faire ; c’est d’après leur faiblesse qu’ils décident de ce qu’est la vertu[1]. Qu’on ne s’étonne pas que le feu, les blessures, la mort, les plus durs cachots aient leur charme et quelquefois même soient choisis par l’homme ! La diète est une peine pour l’intempérant ; le travail, un supplice pour le paresseux ; la continence[2] désole le débauché ; et l’activité, l’homme qui n’y est point fait ; l’étude semble une torture à un esprit inappliqué56 ; de même les épreuves pour lesquelles nous sommes tous si faibles, nous les croyons dures et intolérables, oubliant que pour bien des hommes c’est un tourment

  1. Voir Lettre CXVI in fine et Constance du sage, XV
  2. Je lis avec les Mss. et J. Lipse continentia, au lieu de industria, leçon vulg., puis indoctis industria