Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/167

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
130
CONSOLATION A HELVIA.

que pour des mets payés à poids d’or ! Et cette cherté ne vient pas d’une exquise saveur, de ce qu’ils flattent particulièrement le palais : C’est qu’ils sont rares et difficiles à se procurer. Si l’on voulait revenir à la saine raison, serait-il besoin de tous ces arts au service de la bouche, de ces lointains trafics ? Faudrait-il dépeupler les forêts, sonder les gouffres de l’Océan ? À chaque pas s’offrent des aliments que la nature a placés en tous lieux ; mais les aveugles ! ils passent outre, ils voguent de climats en climats, de rivage en rivage8, et quand peu les pourrait satisfaire, beaucoup les rend insatiables.

X. On voudrait leur crier : Pourquoi lancer en mer ces navires ? pourquoi armer vos bras et contre les bêtes féroces et contre vos semblables ? Pourquoi tant de bruit et de courses par tous chemins ? Pourquoi entasser richesses sur richesses ? Ne songerez-vous jamais à l’exiguïté de vos corps[1] ? N’est-ce pas une folie et le dernier terme de l’aberration morale que ces vastes désirs avec des besoins si bornés ? Enflez vos revenus, reculez vos limites, vos estomacs n’y gagneront rien en capacité. Que le négoce vous ait bien réussi, la guerre beaucoup rapporté, que vous rassembliez de toutes parts des masses de subsistances, vous n’aurez pas où loger tant de provisions. Et vous ne rêvez qu’acquisitions nouvelles ! Sans doute que nos pères, sur les vertus desquels notre corruption se soutient encore9 étaient à plaindre d’apprêter eux-mêmes leurs aliments, de coucher sur la dure, de n’avoir ni toits brillants d’or, ni temples étincelants de pierreries ! Il est vrai qu’on gardait sa foi, alors qu’on jurait par des dieux d’argile10 ; qui les avait pris à témoin, retournait mourir chez l’ennemi pour ne point faillir à sa parole. Ce dictateur qui écoutait les députés samnites en préparant à son foyer les plus grossiers légumes de cette même main qui avait tant de fois terrassé l’ennemi et déposé le laurier triomphal sur les genoux de Jupiter Capitolin, vivait sans doute moins heureux que de notre temps un Apicius qui, dans cette ville d’où les philosophes s’étaient vu bannir comme corrupteurs de la jeunesse, tint école de bonne chère, et infecta son siècle de sa doctrine. Or,apprenez la fin de cet homme : elle vaut la peine d’être connue. Après un milliard de sesterces englouti en cuisine, et tant de riches présents des Césars et l’immense subvention du Capitole[2] absorbés d’orgie en.orgie, écrasé de dettes, forcé de voir ses comptes pour la première

  1. Voir Lettre CXIV.
  2. Destinée à l’embellissement du temple, et détournée par Apicius.