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nous retenir d’avoir des idées, mais, si nous essayons de nous en faire sur des sujets trop nouveaux, nous ne pourrons éviter d’être enfantins et les exemples n’en sont que trop fréquents.

Voyons à présent les autres caractères de la conception primitive. Elle est, prétend-on, concrète et individuelle. « Il est tout visible, dit Locke, que les idées que les enfants se font des personnes avec qui ils conversent (pour nous arrêter à cet exemple) sont semblables aux personnes mêmes, et ne sont que particulières[1]. » M. Bernard Ferez, tout en admettant d’ailleurs des généralisations chez l’enfant, nous dit qu’il particularise le genre et l’espèce. « À six ans, ajoute-t-il, je ne pouvais pas supposer qu’il y eût au monde un colonel autre que le brillant officier de chasseurs que j’admirais les jours de parade, fièrement campé sur son cheval noir, avec de superbes épaulettes d’argent à graines d’épinard, et un colback aux poils soyeux, surmonté d’une blanche aigrette. Quand on me parlait d’un maître d’école, je voyais aussitôt un grand corps maigre et sec, tout de noir vêtu, avec un faux col de soldat d’où s’échappait une petite tête olivâtre, à petits favoris gris, aux yeux indescriptibles, tête ridaillée, couturée, grimaçante[2]. »

En effet, il y a quelque chose de concret dans la conception primitive, mais elle est concrète comme elle est générale, d’une manière vague et quelquefois fausse. Il paraîtra évident à priori qu’il ne peut en être autrement si l’on pense à la manière dont nous formons nos concepts de chose concrète. Il semble parfois, à en croire certains philosophes, que l’expérience ne nous donne immédiatement que des objets concrets, mais c’est une illusion. Les renseignements que nous prenons sur le monde extérieur, nous arrivent séparés, les uns par l’oreille, d’autres par la vue, d’autres par le tact, d’autres par le goût, d’autres par l’odorat. Les qualités des corps nous arrivent naturellement abstraites. Il faut que l’esprit en fasse la synthèse, mais il est bien évident que ce ne peut être là une opération immédiate. Pour que cette synthèse soit possible, il faut que l’esprit ait la force de la faire, il faut aussi qu’il ait les matériaux voulus, c’est-à-dire il faut que l’esprit soit suffisamment développé et que l’expérience soit suffisamment étendue. Or, il est parfaitement sûr que l’expérience ne porte pas toujours à la fois sur les diverses qualités des corps. Nous pouvons savoir qu’un objet est rouge et ne connaître ni son goût, ni son odeur, ni sa dureté, ni le son qu’il peut rendre. Il est vrai que par l’expérience passée nous

  1. Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, trad. Coste, t. III, p. 68.
  2. B. Perez, l’Enfant de trois à sept ans, p. 165.