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ESCHYLE SUR LA SCÈNE FRANÇAISE.

vague qu’elle n’a été que l’instrument. C’est d’une sublime grandeur. La scène correspondante des Érinnyes, où Clytemnestre est toute d’une pièce et où l’horrible règne sans partage, n’arrive, malgré quelques belles traductions et malgré la violence du ressentiment et de la haine qui éclatent à chaque vers, qu’à émouvoir beaucoup moins. Ajoutez que la robe tachée de sang dont la meurtrière est revêtue fait bien moins songer aux hardiesses de la mise en scène antique, qui étaient d’une nature toute différente, qu’à quelque vulgaire boucherie humaine.

La partie qui fait pendant à celle-ci, le meurtre de la mère par le fils, si on l’examinait chez les deux poètes, justifierait encore mieux les observations précédentes. Le poète antique atténue l’impression d’horreur ; le poète moderne emploie toute son industrie à l’exagérer. Le parricide, qui, chez le premier, s’accomplit hors de la vue du public, et après une parole touchante d’hésitation prononcée par le fils, est étalé, chez le second, sur la scène, et son exécution est prolongée comme à plaisir. La Clytemnestre d’Eschyle reconnaît son fils, sans qu’il ait besoin de se nommer, en le voyant s’avancer sur elle avec l’épée qui vient de tuer Égisthe, et elle s’écrie : « Arrête, mon fils ; respecte, ô mon enfant, ce soin sur lequel souvent tu t’endormis en suçant de tes lèvres le fait nourricier. » C’est l’Oreste de M. Leconte de Lisle qui évoque ce touchant souvenir :

Tu m’as porté dans tes entrailles.
...............
...... C’est moi. J’ai bu ton lait,
J’ai dormi sur ton sein, et je t’ai dit : « Ma mère ! »
Ô souvenirs, ô jours de ma joie éphémère !
Et toi, tu souriais, m’appelant par mon nom !

Il veut que sa mère, celle qui pour lui a supporté les douleurs et senti les premières tendresses maternelles, sache bien quel est celui qui la tue. C’est un assaisonnement de sa vengeance ; c’est une excitation appropriée à ce meurtre contre nature.

Ce procédé de transposition est appliqué à d’autres détails. Partout, le but de l’auteur est de faire un Oreste étrange et monstrueux. Il y avait dans le grec un seul trait d’ironie terrible : « Tu aimes cet homme (Égisthe) : tu seras couchée dans le même tombeau ; mort, il gardera en toi une épouse fidèle. » L’ironie et l’amertume prennent des proportions gigantesques. Oreste devient un Hamlet grec forcené et furieux. M. Leconte de Lisle pourrait dire que, supprimant le dénoûment d’Eschyle et n’ayant point en