Les Érinnyes/Texte entier

Texte de chaque partie :
Première partie. — Klytaimnestra
Deuxième partie. — Orestès



LES ÉRINNYES


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PREMIÈRE PARTIE

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Klytaimnestra



Le portique extérieur du vieux palais de Pélos. Architecture massive. Colonnes coniques, trapues et sans base. Au fond, Argos, entre les colonnes. La scène est sombre. Les Érinnyes, grandes, blêmes, décharnées, vêtues de longues robes blanches, les cheveux épars sur la face et sur le dos, vont et viennent. Le jour se lève. Toutes disparaissent.

Les vieillards Argiens, appuyés sur de hautes crosses, entrent par le fond, et se séparent en deux demi-chœurs, à droite et à gauche. — Talthybios et Eurybatès font quelques pas en avant, l’un vers l’autre.

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I

TALTHYBIOS, EURYBATÈS,
Le Chœur des Vieillards.
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TALTHYBIOS.

Ô chers vieillards, depuis dix très longues années,
Ils sont partis, les Rois des nefs éperonnées,
Entraînant sur la mer tempétueuse, hélas !
Les hommes chevelus de l’héroïque Hellas,
Qui, tels qu’un vol d’oiseaux carnassiers dans l’aurore,
De cent mille avirons battaient le flot sonore.
Et nul n’est revenu, des guerriers ou des chefs !


EURYBATÈS.

Tant de braves, ô Dieux d’Hellas ! et tant de nefs !


TALTHYBIOS.

Que de bouches mordant la terre où le sang fume,
Que d’étalons mâchant une suprême écume,
Que de lances rompant l’orbe des boucliers,
Que de chars fracassés vides de cavaliers,
Et d’âpres hurlements mêlés au choc des armes !

EURYBATÈS.

Pour une femme, ô Dieux, que de sang et de larmes !


TALTHYBIOS.

Seuls, ici, vieux, sans force et tremblants, nous restons
Près des foyers éteints, ployés sur nos bâtons ;
Mais nos enfants sont morts dans leur vigueur première !


EURYBATÈS.

Comme des spectres nous errons à la lumière.


TALTHYBIOS.

Il ne reviendra plus, l’Atréide divin !
Quelles libations d’eau salée ou de vin,
Quelles cuisses de bœufs, lourdes de double graisse,
Apaiseront jamais l’Érinnys vengeresse
Qui hante, nuit et jour, cette antique maison,
Cet antre de la haine et de la trahison,
Exécrable témoin des vieux crimes des hommes ?


EURYBATÈS.

Silence ! Taisons-nous, impuissants que nous sommes !
La femme qui commande avec un cœur de fer
N’attend plus le héros qu’a pris la sombre mer,
Ou que le Priamide a dompté de sa lance.
Pour nous, ayons un bœuf sur la langue. Silence !


TALTHYBIOS.

Et le jeune héritier de ce palais ancien !

Cette honte est sa part, cet opprobre est le sien,
De vivre misérable et sous le fouet servile,
Et de ne plus revoir son peuple ni sa ville,
Hélas !


EURYBATÈS.

Hélas !Hélas !


TALTHYBIOS.

Hélas ! Hélas ! Ô Zeus ! Assis sur les sommets
Vénérables, dont l’œil ne se ferme jamais,
De qui l’épais sourcil courbe nos pâles têtes
Sous la convulsion tonnante des tempêtes,
Ô Daimôn très auguste et toujours triomphant,
Entends-nous ! Souviens-toi du père et de l’enfant !


II

Les Précédents, LE VEILLEUR.
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LE VEILLEUR, entrant précipitamment.

C’est lui ! Mes yeux l’ont vu. Le feu sacré flamboie,
C’est lui ! Le Danaen s’est rué sur sa proie,
Et la grande Ilios s’écroule sous les Dieux !
Ô sanglante splendeur d’un jour victorieux,
Qui roules de montagne en montagne dans l’ombre,
Salut, flamme ! Salut, gloire de la nuit sombre,

Que, sous la pluie et sous les astres éclatants,
Mes yeux ont tant de fois cherchée, et si longtemps !
Patrie ! ils ont mordu, les mâles de ta race,
La gorge Phrygienne avec l’airain vorace ;
Ils ont déraciné la muraille et la tour !
Et voici resplendir l’aurore du retour !


TALTHYBIOS.

Insensé, qu’as-tu dit, et quel songe t’égare ?
Va ! La cendre du Chef gît sur le sol barbare ;
Aucun ne reviendra, de ceux que nous aimons.


EURYBATÈS.

C’est un feu de berger au faîte noir des monts,
Ou quelque rouge éclair du Kronide.


LE VEILLEUR.

Ou quelque rouge éclair du Kronide. Non, certes !
J’étais debout, veillant, les paupières ouvertes.
Non ! Le dernier bûcher, le plus haut, pousse encor
À travers la nuée un long tourbillon d’or ;
C’est le signal jailli d’Ilios enflammée.
Je l’atteste ! Ilios est aux mains de l’armée,
Et le maître, le Roi des hommes, est vainqueur !

III

Les Précédents, KLYTAIMNESTRA
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KLYTAIMNESTRA.Elle entre, suivie de ses femmes.
— Elle fait un geste. Le Veilleur sort.

Il a dit vrai. Vieillards, la joie est dans mon cœur.
Comme un torrent d’hiver qui déborde les plaines,
Les Dieux ont déchaîné la fureur des Hellènes.
La lance au poing, la haine aux yeux, l’injure aux dents,
Sur les temples massifs, sur les palais ardents
Que l’incendie avec mille langues hérisse,
J’entends tourbillonner Pallas dévastatrice,
Et la foule mugir et choir par grands monceaux,
Et les mères hurler d’horreur, quand les berceaux,
Du haut des toits fumants écrasés sur les pierres,
Trempent d’un sang plus frais les sandales guerrières.
Ah ! La victoire est douce, et la vengeance aussi !
Rendez grâces aux Dieux, vieillards, de tout ceci.
Que de fois ils m’ont prise au filet des vains rêves !
Mais il faut bien payer nos prospérités brèves,
Et c’est peu que dix ans d’attente et de désir,
Quand le prix en est proche, et qu’on va le saisir.
Oui ! Le Maître, l’Époux, le Roi des nefs solides,
Revient au noir palais des héros Tantalides,
Et, comme il sied sans doute, il m’y rencontrera !

TALTHYBIOS.

Femme du Chef absent, reine Klytaimnestra,
Qui commandes la sainte Argos chère aux Daimones,
Certes, nous l’avouons, tes paroles sont bonnes,
Mais l’Espérance est jeune, et nous sommes très vieux !


EURYBATÈS.

L’ineffable avenir est dans la main des Dieux.
Souvent l’essaim léger des visions joyeuses
Illumine la paix des nuits silencieuses.
Crains l’aube inévitable, ô Reine, et le réveil !


KLYTAIMNESTRA.

Suis-je un enfant qui pleure ou rit dans le sommeil ?
Soit ! Il suffit : j’ai vu pour vos vieilles prunelles.
Chantez aux Bienheureux les hymnes solennelles,
Car la flamme infaillible a parlé hautement,
Et les nefs ont fendu Poseidôn écumant,
Et l’éperon d’airain s’enfonce dans le sable.
Il approche, le Chef sacré, l’irréprochable
Porte-sceptre, à qui Zeus accorde le retour,
Mais non pas, ô vieillards, de voir, vivante au jour,
Cette jeune victime aisément égorgée
Dont le sang pur coula pour qu’Hellas fût vengée,
Cette première fleur éclose sous mes yeux
Comme un gage adoré de la bonté des Dieux,
Et que, dans le transport de ma joie infinie,
Mes lèvres et mon cœur nommaient Iphigénie !
Ce qui dut être fait est fait. C’est bien. L’oubli

Convient à l’homme, alors que tout est accompli.
Louez les Dieux ! L’armée a pris la grande Troie.
Je vais à toute Argos annoncer cette joie,
Et, sous le vaste ciel, faire, de l’aube au soir,
De cent taureaux beuglants ruisseler le sang noir.

Elle sort.



IV

TALTHYBIOS, EURYBATÈS,
Le Chœur des Vieillards.
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TALTHYBIOS.

Rois Olympiens, vengeurs des faits illégitimes !
Si le feu bondissant luit de cimes en cimes,
Si mes yeux vont revoir le Maître qui m’est cher,
D’où vient cette terreur qui hérisse ma chair ?


EURYBATÈS.

Ô vous, qui, déroulant les saisons et les heures,
Ramenez dans Argos et ses riches demeures
Le Dompteur de chevaux qui réjouit mes yeux,
Je n’ose vous louer, Protecteurs des aïeux !
Sous un funèbre doigt mes lèvres sont scellées.

TALTHYBIOS.

Images des vieux Chefs, Ombres échevelées,
Qui portez à pas lents sur l’épaule et le dos
Les forfaits accomplis, comme de lourds fardeaux,
Pourquoi m’envelopper d’un murmure de haine ?
Faces des morts couchés par milliers sur la plaine,
Et dans la nuit sinistre en proie aux chiens hurleurs,
Que me demandez-vous, ô Spectres, ô douleurs !


EURYBATÈS.

Hélas ! Que me veux-tu, charme de la patrie,
Jeune Vierge, au milieu des délices nourrie,
Qui croissais dans ta grâce et dans ta pureté ?
Ta chair blanche a saigné sur l’autel détesté !


TALTHYBIOS.

La Ville injurieuse est conquise, Dieux justes !
Vous avez renversé ses murailles robustes,
Couché la citadelle au niveau du sillon,
Et chassé vers Argos un morne tourbillon
De vaincus, vils troupeaux bêlant hors des étables !
Mais j’ai le cœur très sombre, ô Dieux inévitables,
Ô patients Vengeurs longuement suppliés !
Tous les crimes anciens ne sont pas expiés.


EURYBATÈS.

J’entends une rumeur qui roule, immense, et telle
Que la mer.

TALTHYBIOS.

Que la mer. Il est vrai. Que nous annonce-t-elle ?


EURYBATÈS.

Un long cri de victoire et de joie, ô vieillards,
Se mêle par la Ville au bruit strident des chars !
C’est le Maître, entouré de clameurs infinies.


TALTHYBIOS.

Cher Zeus, préserve-le des vieilles Érinnyes !


TALTHYBIOS.

Un malheur est caché dans l’ombre, je le crains.
Déesses, qui hantez les gouffres souterrains,
Faites ses derniers jours tranquilles et prospères !


V

Les Précédents, KLYTAIMNESTRA,
AGAMEMNON, KASANDRA,
Guerriers, Matelots, Femmes de Klytaimnestra,
Captifs et Captives
.
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KLYTAIMNESTRA.

Ô Roi ! franchis le seuil antique de tes pères.

Entre, applaudi des Dieux et des hommes, vivant
Et glorieux, sauvé des flots noirs et du vent,
De la foudre de Zeus et des lances guerrières !
Cher homme, qu’ont suivi mes pleurs et mes prières,
Destructeur d’Ilios, rempart des Akhaiens !
Quand, loin de la patrie, ô Chef, et loin des tiens,
Au travers de la plaine où sonnaient les knémides,
Tu poussais sur le mur massif des Priamides
Un tourbillonnement d’hommes et de chevaux,
Solitaire, livrée en pâture à mes maux,
Errant de salle en salle au milieu des ténèbres,
L’oreille ouverte au vol des visions funèbres,
Moi, j’entendais gémir le palais effrayant ;
Et, de l’œil de l’esprit, dans l’ombre clairvoyant,
Je dressais devant moi, majestueuse et lente,
Ta forme blême, ô Roi, ton image sanglante !
Que peut la morne veuve, hélas ! d’un tel mari ?
Et c’est pourquoi ton fils, l’enfant que j’ai nourri,
L’héritier florissant du sceptre et des richesses,
Vit loin d’Argos et loin des embûches traîtresses.
Tu le verras. Les temps sont passés à jamais
Des songes pleins d’horreur où je me consumais,
Et d’une attente aussi qui semblait éternelle.
Voici l’homme ! Voici l’active Sentinelle
Du seuil, celui qui m’est plus doux et plus sacré
Qu’au lointain voyageur ardemment altéré
Le frais jaillissement de l’eau qui le convie !
Viens donc, ô Maître, orgueil d’Hellas et de ma vie,
Et foule fièrement d’un pied victorieux

Cette pourpre qui mène au palais des aïeux !

Les femmes de Klytaimnestra étendent des tapis de pourpre devant Agamemnôn.


AGAMEMNÔN.

Je te salue, Argos, de lumière fleurie !
Salut, temples, foyers, peuple de la patrie !
Et vous qui de l’opprobre et de l’iniquité
Avez gardé mon toit depuis longtemps quitté,
Zeus ! Hermès ! Apollôn, Prince aux flèches rapides !
Je vous salue, amis divins des Atréides,
Qui dans l’épais filet patiemment tendu
Avez amoncelé tout un peuple éperdu,
Et qui faites encore, au milieu des nuits sombres,
La tempête du feu gronder sur ses décombres !
Pour toi, femme ! ta bouche a parlé sans raison :
J’entrerai simplement dans la haute maison ;
Je veux être honoré, non comme un Dieu, non comme
Un roi barbare enflé d’orgueil, mais tel qu’un homme ;
Sachant trop que l’Envie aux regards irrités
Rôde dans l’ombre autour de nos félicités.
Il convient d’être sage et maître de soi, femme !


KLYTAIMNESTRA.

Chère tête, consens ! J’ai ce désir dans l’âme.
Puisque les jours mauvais ne sont plus, il m’est doux
D’honorer hautement et le maître et l’Époux
Et le vengeur d’Hellas. Roi des hommes, sans doute
Cette pourpre t’est due, et plaît aux Dieux.

AGAMEMNÔN.

Cette pourpre t’est due, et plaît aux Dieux. Écoute,
Femme ! Garde en ton cœur ma parole : obéis !
L’âpre terre, le sol bien aimé du pays
M’est un chemin plus sûr, plus somptueux, plus large.
J’ai, sans ployer le dos, porté la lourde charge
Des jours et des travaux que les Dieux m’ont commis,
Et n’attends au retour rien que des cœurs amis.
Ni flatteuses clameurs, ni faces prosternées !

Montrant Kasandra.

Regarde celle-ci. Les promptes Destinées
Sous les pas triomphants creusent un gouffre noir,
Et qui hausse la tête est déjà près de choir.
Donc, fille de Léda, sois douce à l’Étrangère,
Rends moins rude son mal et sa chaîne légère ;
Car les Dieux sont contents quand le maître est meilleur,
Et le sang des héros a nourri cette fleur
Sur un arbre royal dépouillé feuille à feuille.
J’entre. Que la maison me sourie et m’accueille,
Sorti vivant des mains d’Arès, le dur Guerrier !
Et vous, recevez-moi, Daimones du foyer !

Il entre dans le palais, suivi des guerriers, des matelots, des captifs et des captives.

VI

KLYTAIMNESTRA, KASANDRA, TALTHYBIOS, EURYBATÈS, Le Chœur des Vieillards, Femmes de Klytaimnestra.
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KLYTAIMNESTRA.

Viens, Kasandra ! Sans doute il est pesant et rude,
Le joug du sort contraire et de la servitude ;
Mais tu tombes aux mains de maîtres bons et doux
Qui prendront ta misère en pitié. Viens, suis-nous.

Kasandra reste immobile.


TALTHYBIOS.

Femme, entends-tu ?


EURYBATÈS.

Femme, entends-tu ? La Reine, ô femme, t’a nommée.


KLYTAIMNESTRA.

Elle reste muette et comme inanimée.
Je n’ai pas le loisir d’attendre, Esclave ! Viens !
Les brebis, près du feu, bêlent dans leurs liens ;

Les taureaux, couronnés des saintes bandelettes,
Vont mugir, en tirant leurs langues violettes ;
L’orge se mêle au sel, le miel au vin pourpré ;
Le parfum brûle et fume, et le couteau sacré
Près des vases d’argent reluit hors de la gaîne.

Kasandra reste immobile.

Cette femme en démence a les yeux pleins de haine
D’une bête sauvage et haletante encor.
Va ! Nous te forgerons un frein d’ivoire et d’or,
Fille des Rois ! Un frein qui convienne à ta bouche,
Et que tu souilleras d’une écume farouche !

Elle entre dans le palais, suivie de ses femmes. Kasandra est restée immobile.



VII

TALTHYBIOS, EURYBATÈS, Le Chœur des Vieillards, KASANDRA.
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TALTHYBIOS.

Le langage d’Hellas ne t’est-il point connu ?


KASANDRA.

Dieux ! Dieux ! La coupe est pleine, et mon jour est venu !

EURYBATÈS.

Malheureuse ! Pourquoi gémis-tu de la sorte ?


KASANDRA.

Que ne suis-je égorgée, ô Dieux, et déjà morte !
L’irrévocable Hadès m’appelle par mon nom.
Où suis-je ?


TALTHYBIOS.

Où suis-je ? Sous le toit royal d’Agamemnôn.


KASANDRA.
KASANDRA

Ô demeure ! De l’homme et des Dieux détestée !
Dans quel antre inondé de sang m’as-tu jetée,
Cher Apollôn ?


EURYBATÈS.

Cher Apollôn ? Elle a, certes, le flair d’un chien !
On dirait qu’elle sent l’odeur d’un meurtre ancien,
Ou qu’un souffle augural offense ses narines.


KASANDRA.

Que la sombre maison penche et croule en ruines !


EURYBATÈS.

Pourquoi la maudis-tu si désespérément ?

KASANDRA.

Arrête ! En vérité, c’est un égorgement
Monstrueux, et le brave est dompté comme un lâche.
Hâtez-vous ! écartez le taureau de la vache !
Ah ! Ah ! Le voile épais l’enserre de plis lourds ;
Elle frappe, il mugit, elle frappe toujours ;
La fureur de ses yeux jaillit comme une flamme,
L’odieuse femelle ! Et le mâle rend l’âme !


TALTHYBIOS.

Quel meurtre lamentable annonce-t-elle ainsi ?


KASANDRA.

Cher Dieu, pour y mourir, tu m’as traînée ici !


EURYBATÈS.

Maintenant, elle pleure et gémit sur soi-même.
Un Dieu, dis-tu ! Lequel ?


KASANDRA.

Un Dieu, dis-tu ! Lequel ? L’Archer divin qui m’aime !


TALTHYBIOS.

Il t’aime, et te poursuit de sa haine ! Comment ?


KASANDRA.

Ah ! j’ai trompé son âme et trahi le serment ;
Et c’est la source, hélas ! de mes longues tortures.

Mon regard plonge en vain dans les choses futures :
Jamais ils ne m’ont crue ! et tous riaient entre eux,
Ou me chassaient, troublés par mes cris douloureux.
Et moi, dans la nuit sombre errant, désespérée,
J’entendais croître au loin l’invincible marée,
Le sûr débordement d’une mer de malheurs ;
Et le Dieu sans pitié, se jouant de mes pleurs,
De mille visions épouvantant mes veilles,
Aveuglait tout mon peuple et fermait ses oreilles ;
Et je prophétisais vainement, et toujours !
Citadelles des Rois antiques, palais, tours !
Cheveux blancs de mon père auguste et de ma mère,
Sables des bords natals où chantait l’onde amère,
Fleuves, Dieux fraternels, qui dans vos frais courants
Apaisiez, vers midi, la soif des bœufs errants,
Et qui, le soir, d’un flot amoureux qui soupire
Berciez le rose essaim des vierges au beau rire !
Ô vous qui, maintenant, emportez à pleins bords
Chars, casques, boucliers, avec les guerriers morts,
Échevelés, souillés de fange et les yeux vides !
Skamandros, Simoïs, aimés des Priamides !
Ô patrie, Ilios, montagnes et vallons,
Je n’ai pu vous sauver, vous, ni moi-même ! Allons !
Puisqu’un souffle fatal m’entraîne et me dévore,
J’irai prophétiser dans la Nuit sans aurore ;
À défaut des vivants, les Ombres m’en croiront !
Pâle, ton sceptre en main, ta bandelette au front,
J’irai, cher Apollôn, ô toi qui m’as aimée !
J’annoncerai ta gloire à leur foule charmée.

Voici le jour, et l’heure, et la hache, et le lieu,
Et mon âme va fuir, toute chaude d’un Dieu !


EURYBATÈS.

C’est la vérité, femme ! Et je ne puis m’en taire,
Car ce bruit lamentable a couru sur la terre.
Il est vrai que ces murs malheureux, autrefois,
Ont vu couler le sang et les larmes des Rois ;
Mais ces calamités ne doivent plus renaître.


TALTHYBIOS.

Repose-toi sans peur aux sûrs foyers du maître.
Ton père est mort, ta ville est en cendres, les Dieux
Ont ployé ton cou libre au joug injurieux ;
Car il nous faut subir la sombre destinée,
Et c’est pour la douleur que notre race est née.
Les Dieux seuls sont heureux toujours. Mais sache bien
Que ta vie est sacrée, ô femme ! Et ne crains rien.


KASANDRA.

Insensés ! Vous aussi vous ne m’aurez point crue !
Écoutez ! La clameur lointaine s’est accrue.
Oh ! Les longs aboiements ! Je les vois accourir,
Les chiennes, à l’odeur de ceux qui vont mourir,
Les Monstres à qui plaît le cri des agonies,
Les Vieilles aux yeux creux, les blêmes Érinnyes,
Qui flairaient dans la nuit la route où nous passions !
Viens, lugubre troupeau des Exécrations,

Meute qui vas, hurlant sans relâche, et qui lèches
Des antiques forfaits les traces toujours fraîches !
Viens ! viens ! Il va tomber sous la hache, et crier
Son dernier cri, le Roi des hommes, le guerrier
Brave et victorieux, sous qui s’est écroulée
Ta muraille, Ilios, hautement crénelée !
Ô mon peuple, ô mon père, ô mes frères, voyez
Et réjouissez-vous : vos maux sont expiés.
Ah ! ah ! Le Chef divin, le destructeur des villes,
Il s’est pris au riant visage, aux ruses viles,
À la bouche qui flatte, à l’œil faux, à la main
Qui caresse et l’assomme inerte au fond du bain !


EURYBATÈS.

Malheureuse ! tais-toi ! Ta parole est terrible.


TALTHYBIOS.

Passe, avant de parler, tes oracles au crible,
Divinatrice ! ou clos ta bouche avec ton poing.


KASANDRA.

Misérables vieillards, ne m’écoutez donc point.
Et toi ! toi dont l’œil d’or dans mes yeux se reflète,
Reprends ton sceptre avec ta double bandelette,
Céleste Archer !

Elle jette son sceptre et arrache ses bandelettes.

Céleste Archer ! Je sens le souffle de la mort,
Et ma chair va frémir sous le couteau qui mord,

Et dans l’Hadès fleuri de pâles asphodèles
Les Ombres des aïeux vont m’accueillir près d’elles !
Mais, un jour, je serai vengée. Il reviendra,
Celui qui but ton lait fatal, Klytaimnestra !
Le Vagabond nourri d’inexpiables haines,
Le monstrueux Enfant des races inhumaines,
Le tueur de sa mère, à lui-même odieux,
Et toujours flagellé par la fureur des Dieux !
Maintenant, qu’on me lie, et qu’un seul coup m’achève !
Et que je dorme enfin !

Elle veut entrer dans le palais, et recule.

Et que je dorme enfin ! Oh ! Le lugubre rêve !
Sentir l’airain me mordre à la gorge, et mon sang
Ruisseler tout entier de mon corps frémissant !
Je n’ose pas, vieillards ! j’ai peur ! un noir nuage
M’aveugle, et la sueur inonde mon visage.


EURYBATÈS.

S’il est vrai, n’entre pas, malheureuse ! Va, fuis !
Nous resterons muets. Fuis Argos !


KASANDRA.

Nous resterons muets. Fuis Argos ! Je ne puis.
Il faut entrer, il faut que la Chienne adultère
Près du Maître dompté me couche contre terre.
C’est un suprême honneur, au seul lâche interdit,
Que de braver la mort. Allons !… Et sois maudit,
Palais, antre fatal aux tiens, sombre repaire

De meurtres, où le fils tuera comme le père,
Nid d’oiseaux carnassiers gorgés, mais non repus !
Par la foi violée et les serments rompus,
Par l’affreuse vengeance et le Festin impie,
Par les yeux vigilants de la Ruse accroupie,
Par le morne Royaume où roulent les vivants,
Par la terreur des nuits, par le râle des vents,
Par le gémissement qui monte de l’abîme,
Par les Dieux haletants sur la piste du crime,
Par ma Ville enflammée et mon peuple abattu,
Sois éternellement maudit ! Maudit sois-tu !

Elle entre dans le palais.


VIII

Les Précédents, Le Chœur des Vieillards.
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TALTHYBIOS.

Puisse Zeus démentir ses paroles amères !


EURYBATÈS.

Hélas ! c’est le souci des hommes éphémères
De suivre, en trébuchant dans l’ombre du chemin,
La mourante lueur d’un jour sans lendemain !

TALTHYBIOS.

Quel homme peut se dire heureux sous les nuées ?


EURYBATÈS.

Comme les grandes eaux qui s’en vont refluées
Et semblent disparaître à l’horizon dormant,
Les biens qu’on croit saisir reculent brusquement.


TALTHYBIOS.

Nul ne peut retenir de ses mains inhabiles
Le tourbillon léger des phalènes mobiles.


EURYBATÈS.

Et nul aussi ne peut arrêter dans son cours
Le torrent déchaîné des lamentables jours !


AGAMEMNÔN, dans le palais

À moi ! Je suis frappé mortellement. Infâme !
À moi !


TALTHYBIOS.

À moi ! Grands Dieux ! quel cri funèbre !


AGAMEMNÔN.

À moi ! Grands Dieux ! Quel cri funèbre ! Arrête, femme !
Je meurs.

EURYBATÈS.

Je meurs. C’est l’Atréide ! Un invincible effroi
Rompt mes membres. Courons ! on égorge le Roi.


TALTHYBIOS.

Non ! Pour moi, chers vieillards, ce n’est point ma pensée.
Sans armes, et si vieux ! la tâche est insensée !
Et les bras les plus forts et les plus résolus
Ne rendent point la vie à ceux qui ne sont plus.


EURYBATÈS.

Ô malédiction de la femme prophète !


IX

Les Précédents, KLYTAIMNESTRA.
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KLYTAIMNESTRA.Sa robe est tachée de sang.
Elle tient une hache.

Moi, moi, je l’ai frappé ! c’est moi ! La chose est faite.
Ah ! ah ! J’ai très longtemps rêvé cette heure-ci.
Que les jours de mon rêve étaient lents ! Me voici
Éveillée et debout ! et j’ai goûté la joie
De sentir palpiter et se tordre ma proie
Dans le riche filet que mes mains ont tissu.

Qui dira si, jamais, les Dieux mêmes ont su
De quelle haine immense, encore inassouvie,
Je haïssais cet homme, opprobre de ma vie !
Trois fois je l’ai frappé comme un bœuf mugissant,
Et trois fois le flot tiède et rapide du sang
A jailli sur ma robe, ineffable rosée !
Et plus douce à mon cœur qu’à la terre épuisée
Ta fraîche pluie, ô Zeus, après un jour d’été !


TALTHYBIOS.

J’admire ton audace, et reste épouvanté.


KLYTAIMNESTRA.

Je l’atteste, louez ou blâmez, que m’importe !
J’ai frappé sûrement, vieillards ! la bête est morte.


EURYBATÈS.

Ô femme, quel poison du noir Hadès venu,
Quel fruit maudit poussé hors d’un sol âpre et nu,
Ont corrodé ta bouche et ton sang ? Quelle rage
A soufflé dans ton cœur ce monstrueux courage
D’égorger ton époux de ces mains que voilà ?
Et qu’as-tu fait aux Dieux pour avoir fait cela ?


KLYTAIMNESTRA.

Mes mains ont accompli l’action que j’ai dite.
Elle est bonne ! et je m’en glorifie.

TALTHYBIOS.

Elle est bonne ! Et je m’en glorifie. Ah ! maudite !
Mais, au seul bruit du crime horrible où tu te plais,
Tu seras loin d’Argos chassée, et sans délais.
En exécration au peuple, vagabonde,
Et hurlante, semblable à quelque bête immonde,
Tu fuiras sans repos, demain comme aujourd’hui,
Et ton chemin criera sur tes traces !


KLYTAIMNESTRA.

Et ton chemin criera sur tes traces ! Et lui !
Et lui qui, plus féroce, hélas ! qu’un loup sauvage,
Du cher sang de ma fille a trempé le rivage,
De celle que j’avais conçue, et que j’aimais,
Aurore de mon cœur éteinte pour jamais,
Joie, honneur du foyer ! de ma fille étendue
Sur l’autel, et criant vers sa mère éperdue,
Tandis que l’égorgeur, impitoyablement,
Aux Dieux épouvantés offrait son cœur fumant !
Lui, ce père, héritier de pères fatidiques,
On ne l’a point chassé des demeures antiques,
Les pierres du chemin n’ont pas maudit son nom !
Et j’aurais épargné cette tête ? Non, non !
Et cet homme, chargé de gloire, les mains pleines
De richesses, heureux, vénérable aux Hellènes,
Vivant outrage aux pleurs amassés dans mes yeux,
Eût coulé jusqu’au bout ses jours victorieux,
Et, sous le large ciel, comme on fait d’un Roi juste,
Tout un peuple eût scellé dans l’or sa cendre auguste ?

Non ! Que nul d’entre vous ne songe à le coucher
Sur la pourpre funèbre, au sommet du bûcher !
Point de libations, ni de larmes pieuses !
Qu’on jette ces deux corps aux bêtes furieuses,
Aux aigles que l’odeur conduit des monts lointains,
Aux chiens accoutumés à de moins vils festins !
Oui ! je le veux ainsi : que rien ne les sépare,
Le dompteur d’Ilios et la femme Barbare,
Elle, la prophétesse, et lui, l’amant royal,
Et que le sol fangeux soit leur lit nuptial !


EURYBATÈS.

Tu l’as tuée aussi !


KLYTAIMNESTRA.

Tu l’as tuée aussi ! Penses-tu que j’hésite ?
J’ai tranché le blé mûr et l’herbe parasite.
Quant à ses compagnons, complices ou témoins
De son crime, ils sont morts. Mais de plus nobles soins
Que la vaine terreur d’une foule insensée,
Désormais, ô vieillards, agitent ma pensée.
Allez ! dites au peuple assemblé tout entier
Que le sceptre est aux mains d’un vaillant héritier,
Du fils de Thyestès, que j’aime !


TALTHYBIOS.

                                                      Ô Dieux ! ô Terre !
Nous, vivre sous les pieds de ce lâche adultère ?

Est-ce à la sainte Argos qu’un tel opprobre est dû,
Femme ?


EURYBATÈS.

Femme ? Mais le jeune homme indignement vendu,
L’enfant d’un noble père et d’une mère impie,
Orestès est vivant !


KLYTAIMNESTRA.

Orestès est vivant ! Qu’il vive, et qu’il expie
La honte d’être né de ce sang odieux !
Je consens qu’il grandisse, éloigné de mes yeux,
Sans patrie et sans nom. C’est assez qu’il respire.
L’exil est dur ? La mort irrévocable est pire.


TALTHYBIOS.

Grands Dieux ! Ton fils aussi, femme, tu le tuerais ?


KLYTAIMNESTRA.

Son père a bien tué ma fille ! Je le hais.
Je hais tout ce qu’aima, vivant, ce Roi, cet homme,
Ce spectre : Hellas, Argos, la bouche qui le nomme,
Le soleil qui l’a vu, l’air qu’il a respiré,
Ces murs que souille encor son cadavre exécré,
Ces dalles que ses pieds funestes ont touchées,
Les armes des héros par ses mains arrachées,
Et les trésors conquis dans les remparts fumants,
Et ce que j’ai conçu de ses embrassements !

EURYBATÈS.

Courons ! Crions la mort du Roi. Qu’Argos se lève !


TALTHYBIOS.

Il faut saisir la hache et dégaîner le glaive,
Et traîner le tyran par les pieds hors des murs !
Les actes les plus prompts, amis, sont les plus sûrs.


EURYBATÈS.

Certes ! allons ! Il faut que la foule accourue
Dans ce palais fatal, furieuse, se rue.
Hâtons-nous !


KLYTAIMNESTRA.

Hâtons-nous ! C’est assez, vieillards, et tout est bien.
L’épouvante est au seuil de chaque citoyen.
Le fils de Thyestès, de l’éclair de sa lance,
Sur toute bouche ouverte a cloué le silence.
Faites ainsi. Sinon, par l’homme châtié
Qui gît là ! par les noirs Daimones ! sans pitié
Pour votre barbe blanche et pour vos larmes vaines,
L’inexorable airain épuisera vos veines :
Vous mourrez tous, vieillards ! J’en jure un grand serment.


TALTHYBIOS.

Reine Klytaimnestra, tu parles hardiment.
Nous remettons aux Dieux la vengeance prochaine !

EURYBATÈS.

Mais si la foudre, un jour, sur ton front se déchaîne,
Si l’expiation se mesure au forfait,
Souviens-toi, femme !


KLYTAIMNESTRA.

Souviens-toi, femme ! Soit ! J’en subirai l’effet.
Quittez ce vain souci dont votre âme est chargée.
Allez !

Les vieillards sortent.



X

KLYTAIMNESTRA, seule.
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KLYTAIMNESTRA.

Allez ! J’aime, je règne ! et ma fille est vengée !
Maintenant, que la foudre éclate au fond des cieux :
Je l’attends, tête haute, et sans baisser les yeux !



LES ÉRINNYES


______



DEUXIÈME PARTIE



______




Orestès



À gauche, le palais de Pélops. À droite, arbres et rochers. Au fond de la scène, un tertre nu, et, au delà, la plaine d’Argos.

Les Khoèphores, portant les coupes des libations et les guirlandes funéraires, sortent du palais, et se rangent en deux demi-chœurs de chaque côté du tertre.


I

KALLIRHOÈ, ISMÈNA,
Le Chœur des Khoéphores.
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KALLIRHOÈ.

Femmes, sur ce tombeau cher aux peuples Hellènes,

Posons ces tristes fleurs auprès des coupes pleines.
L’offrande funéraire est douce à qui n’est plus.

Elles posent les coupes et les guirlandes.

Il convient, selon l’ordre et le rite voulus,
Que l’illustre Élektra, la tempe deux fois ceinte,
Verse au mort bien aimé la libation sainte,
Et l’appelle du fond de l’Hadès souterrain.
Ainsi le veut la Femme impie, au cœur d’airain.
De sombres visions brusquement l’ont hantée :
On dit que de l’Époux la face ensanglantée,
Quand vient la nuit divine, habite dans ses yeux,
Et qu’on entend parfois des cris mystérieux
Et d’horribles sanglots à travers la demeure !


ISMÈNA.

Puisse l’Hadès aussi l’entendre ! et qu’elle meure !


KALLIRHOÈ.

Assurément, son âme est en proie aux remords.
La mâchoire du Feu mange la chair des morts ;
Mais l’invincible esprit jaillit de leur poussière.


KALLIRHOÈ.

Quand le meurtre a rougi la terre nourricière,
Quel fleuve, ou quelle mer, a jamais effacé
La souillure du sang aux mains qui l’ont versé ?
Elle tremble aujourd’hui, cette louve traquée,

De voir enfin surgir la vengeance embusquée ;
Car les divinateurs ont révélé ceci,
Que le châtiment veille, et n’est pas loin d’ici.
Ils savent le secret des songes et des charmes.


KALLIRHOÈ.

Pour nous, à qui les Dieux ont tout pris, sauf les larmes,
Soumises au destin de maîtres malheureux,
Laissons notre misère et gémissons sur eux.


ISMÈNA.

Va ! sur la noble proie, inerte et chaude encore,
La meute aux yeux ardents hurle et s’entre-dévore !
Nos temples, nos foyers, nos pères d’ans chargés,
Nos frères, nos époux, nos enfants sont vengés :
Troie est morte ! qu’Hellas meure de sa victoire !


KALLIRHOÈ.

Ô femmes, laissons faire au Sort expiatoire :
Gardons-nous d’ajouter à ces calamités
Par le contentement de nos cœurs irrités.
La bienveillance sied à l’esclave lui-même.


ISMÈNA.

Nous aimons la divine Élektra qui nous aime.
Innocente des maux que nous avons soufferts,
Toujours ses belles mains ont allégé nos fers.
La voici. Que pour elle un jour meilleur renaisse !

II

Les Précédentes, ÉLEKTRA.
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ÉLEKTRA.

Femmes de la maison, douces à ma jeunesse,
Conseillez mon cher cœur amèrement troublé.
Sur ce tertre où mes pleurs ont tant de fois coulé,
Où gît sans gloire, hélas ! celui que je révère,
Que faut-il que je dise à son Ombre sévère ?
Que l’Épouse m’envoie à l’Époux ? Ah ! grands Dieux !
Ou faut-il que, muette et détournant les yeux,
Ayant versé trois fois la libation due,
De ce funèbre lieu je m’enfuie éperdue ?
Ne m’abandonnez pas en cet ennui mortel.


KALLIRHOÈ.

Approche du tombeau comme d’un saint autel,
Et prie, en répandant la coupe funéraire,
L’ombre auguste du Chef pour Orestès, ton frère.


ISMÈNA.

Élektra ! que mon cœur chérit pour ta bonté,
Vers celui que la haine et la ruse ont dompté
Hausse tes blanches mains de vierge, et le supplie,

Afin que toute chose un jour soit accomplie,
Que la justice éclate, et qu’il arrive enfin,
L’enfant prédestiné, le jeune homme divin,
L’irréprochable fils d’une effrayante mère.


KALLIRHOÈ.

Pour tous ceux qu’il aima dans la vie éphémère,
Prie, ô noble Élektra, ton père vénéré ;
Et les Dieux entendront ton appel éploré.


ÉLEKTRA prend une coupe et s’approche du tombeau.

Hermès ! prompt Messager qui montes d’un coup d’aile
De la pâle Prairie où germe l’asphodèle
Jusques au pavé d’or des Princes de l’Aithèr,
À toi d’abord, Hermès, le vin pur du Kratèr !

Elle verse la libation.

Daimones très puissants, Rois de la terre antique,
Qui siégez côte à côte en son ombre mystique,
Toi, Dieu terrible, et toi qui fais germer les fleurs,
Ô Déesse ! écoutez le cri de mes douleurs :
Faites que l’Atréide, errant dans l’Hadès blême,
Exauce le désir de son enfant qui l’aime !

Elle verse la seconde libation.

Maintenant, ô mon père, entends aussi ma voix,
Et, du fond de la Nuit irrévocable, vois !
Je gémis, opprimée, et ton fils est esclave !
Ta demeure est aux mains d’un lâche qui te brave,

Qui tient ton lit, ton sceptre, et dévore tes biens.
Ô vénérable, entends mes prières ! Oh ! viens,
Viens ! Se glorifiant du meurtre qui la souille,
Celle qui t’égorgea nous hait et nous dépouille.
Chère Ombre ! sois terrible à ce couple pervers,
Et dresse le Vengeur promis à nos revers !

Elle verse la troisième libation. — Orestès sort du milieu des rochers.



III

Les Précédents, ORESTÈS.
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ORESTÈS.

Les Dieux accompliront tes vœux, ô noble fille !
La nuée est déjà moins sombre où l’aube brille,
Et la mer est moins haute, et moins rude le vent.


ÉLEKTRA.

Que nous veut l’Étranger ?


ORESTÈS.

Que nous veut l’Étranger ? Orestès est vivant.
Il approche, il est là. — Si tu l’aimes, silence !
Ne crois pas qu’il recule ou que son cœur balance :

Il vengera d’un coup son père avec sa sœur.


ÉLEKTRA.

Ô parole sacrée et pleine de douceur !
Orestès est vivant ?


ORESTÈS.

Orestès est vivant ? Femme, il vit. Je l’atteste.


ÉLEKTRA.

Ô Dieux, cachez-le bien à ce couple funeste !
Mais, Étranger, d’où vient que tu parles ainsi ?
Dis-tu vrai ? Mon cœur bat, mon œil est obscurci.
Ne me trompes-tu pas ? As-tu suivi sa trace ?
Orestès ! Lui ! L’espoir unique de sa race !
Il respire ? Ô mes yeux, de larmes consumés !
Que je le voie, et meure entre ses bras aimés !


ORESTÈS.

Chère Élektra, c’est moi ! Je suis ton frère. Écoute !
Qu’il n’y ait dans ton sein ni tremblement ni doute :
Reconnais-moi, je suis ton frère ! Oui, par les Dieux !
Crois-en les pleurs de joie échappés de mes yeux,
Et le cri de ton cœur. Je suis ton sang lui-même,
Ton souci, ton regret, et ton espoir. Je t’aime !
Ô Princes, qui siégez dans la hauteur du ciel,
Soyez témoins ! Et toi, sépulcre, saint autel,
Et toi, vieille maison des aïeux ! rochers sombres,

Feuillages qui m’avez abrité de vos ombres,
Terre de la patrie, ô sol trois fois sacré,
Parlez tous ! Soyez tous témoins que je dis vrai,
Qu’Orestès est vivant, et que je suis cet homme !


ÉLEKTRA.

Oui, c’est toi, douce tête ! Oui, tout mon cœur te nomme !
Ô rêve de mes nuits, cher désir de mes jours,
Que je n’attendais plus, que j’espérais toujours !
Oui, je te reconnais, ô mon unique envie !
Mon âme en te voyant se reprend à la vie,
Ami longtemps pleuré ! Tu dis vrai, je te crois :
Tous mes maux sont finis. Tu seras à la fois
Mon père qui n’est plus, ma sœur des Dieux trahie,
Et cette mère, hélas ! de qui je suis haïe.
Viens, et, me consolant de tous ceux que j’aimais,
Ô mon frère, sois-moi fidèle pour jamais !


ORESTÈS.

Rien ne brisera plus cet amour qui nous lie :
Que l’Hadès m’engloutisse avant que je t’oublie !


ÉLEKTRA.

Mais du fond de l’exil, ami, dis-moi, quel Dieu,
Quel oracle te pousse en ce sinistre lieu ?
Le sais-tu ? C’est ici qu’un homme lâche et sombre
Se repaît de nos pleurs et de nos biens sans nombre,
De l’épouse perfide et d’un peuple opprimé !

Aigisthe est là, prends garde ! — Ô frère bien aimé,
Sais-tu l’enchaînement des noires Destinées,
Le meurtre de ton père après les dix années,
Et la femme sanglante, et l’impudique amant ?


ORESTÈS.

J’ai vécu dans l’opprobre et l’asservissement,
Ployant mon cou rebelle au joug d’un maître rude ;
Mais d’anciens souvenirs hantaient ma solitude,
Mille images : un homme aux yeux fiers, calme et grand
Comme un Dieu ; puis, sans cesse, un peuple murmurant
De serviteurs joyeux empressés à me plaire ;
Des femmes, un autel, la maison séculaire,
Et les jeux de l’enfance, et l’aurore, et la nuit ;
Puis, dans l’ombre, un grand char qui m’emporte et s’enfuit
Et l’injure, et les coups, et le haillon servile,
L’eau de la pluie après la nourriture vile ;
Et toujours ce long rêve en mon cœur indompté,
Que je sortais d’un sang fait pour la liberté !
Et j’ai grandi, j’ai su les actions célèbres :
Ilios enflammée au milieu des ténèbres,
La gloire du retour, le meurtre forcené,
Et le nom de mon père, et de qui j’étais né !
Oh ! quel torrent de joie a coulé dans mes veines !
Comme j’ai secoué mon joug, brisé mes chaînes,
Et, poussant des clameurs d’ivresse aux cieux profonds,
Vers la divine Argos précipité mes bonds !


ÉLEKTRA.

Ô fils d’un héros mort, crains ta mère inhumaine !

Pour ses enfants, hélas ! elle est chaude de haine.
Malgré mes pleurs, mes cris, l’étreinte de mes bras,
À peine reconnu, mon frère, tu mourras !


ORESTÈS.

Rassure ton cher cœur. Va ! le Dieu qui m’envoie
Saura bien aveugler ces deux bêtes de proie.
Je l’envelopperai sûrement du filet
De la ruse, tout lâche et défiant qu’il est ;
Et, si Zeus Justicier m’approuve et me seconde,
Je le tuerai comme on égorge un porc immonde !
Pour ma mère, les Dieux justes m’inspireront.
Puisque l’heure est venue, il convient d’être prompt ;
La soif du sang me brûle, et le Destin m’entraîne.
Femmes, qu’une de vous se hâte vers la Reine,
Et dise : « Un voyageur qui nous est inconnu,
« Ô fille de Léda, dans Argos est venu.
« Il annonce — que Zeus fasse mentir sa bouche ! —
« Qu’Orestès est couché sur la funèbre couche. »
Elle viendra joyeuse !
À Élektra.
Elle viendra joyeuse ! Et toi, ma sœur, gémis ;
Accuse hautement les Destins ennemis ;
Sur le père et le fils, sur notre race éteinte,
Répands toute ton âme en une ardente plainte ;
Lamente-toi, ma sœur ! lève les bras aux Cieux !
Pleure ma mort enfin, et laisse agir les Dieux.

Une des femmes rentre dans le palais. Orestès prend une coupe et s’approche du tombeau.

Père, père ! Entends-moi dans l’argile trempée
De larmes. Tu n’as point, par la lance et l’épée,
Rendu l’âme au milieu des hommes, ô guerrier !
Comme il sied, le front haut et le cœur tout entier.
Un bûcher glorieux de grands pins et d’érables
N’a point brûlé ta chair et tes os vénérables ;
Et ta cendre héroïque, aux longs bruits de la mer,
Ne dort point sous un tertre immense et noir dans l’air.
Non ! Comme un bœuf inerte et lié par les cornes,
Et qui saigne du mufle en roulant des yeux mornes,
Le Porte-sceptre est mort lâchement égorgé !
Père, console-toi : tu vas être vengé !

Il verse la libation.


KALLIRHOÈ.

La clémence est semblable à la neige des cimes :
Immortellement pure en ses blancheurs sublimes,
Elle rayonne au cœur des sages, ses élus ;
Mais quand le sang la touche, il n’en disparaît plus :
La souillure grandit sans cesse, ronge, creuse,
Et la neige s’écroule en une fange affreuse.
Ô jeune homme irrité, laisse aux Dieux de punir !


ISMÈNA.

Non ! C’est dans le passé que germe l’avenir ;
C’est la loi qui commande à la race perverse
Qu’un sang nouveau, toujours, paye le sang qu’on verse ;
L’inévitable mal revient à qui l’a fait,

Et chaque crime engendre un plus sombre forfait.
Qu’importe la clémence à la Justice auguste ?
Venge ton père, ami ! car cela seul est juste.


ÉLEKTRA.

Une vague terreur fait trembler mes genoux !
Du fond de ce tombeau, mon père, inspire-nous !


ORESTÈS.

L’Infaillible a pesé ceux-ci dans sa balance.
Ce qui sera, sera. Tout est dit.
Klytaimnestra paraît sous le portique. Orestès l’aperçoit.
Ce qui sera, sera. Tout est dit. Ah ! Silence !
Quelqu’un vient. Dis-moi, sœur ! cette femme qui sort
Du palais, grande et blanche, et pareille à la Mort,
Quelle est-elle ? Quel est son nom ? Toi qui m’es chère,
Réponds-moi. Tout mon cœur a frémi.


ÉLEKTRA.

Réponds-moi. Tout mon cœur a frémi. C’est ta mère !



IV

Les Précédents, KLYTAIMNESTRA.
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KLYTAIMNESTRA, à Élektra

Est-ce l’homme ?

ÉLEKTRA.

Est-ce l’homme ? C’est lui.


KLYTAIMNESTRA.

Est-ce l’homme ? C’est lui. Certes, j’ai vu ces yeux
Dans mes songes ! Cet homme a le front soucieux.
C’est quelque mendiant vagabond, plein de honte
Ou de frayeur. — Approche, Étranger. On raconte
Que tu nous portes un bruit de mort. Est-il vrai ?
Je suis Klytaimnestra. Parle ! Je t’entendrai.


ORESTÈS.

Noble femme, il est dur, et sans doute peu sage,
D’apporter brusquement un funèbre message,
Et c’est répondre mal au bienveillant accueil
Que de parler de mort sur les marches du seuil ;
Mais je pense que, si la nouvelle est mauvaise,
Elle est d’un intérêt trop grand pour qu’on la taise.


KLYTAIMNESTRA.

Tu penses prudemment. Rassure tes esprits :
Par quelque autre, plus tard, nous aurions tout appris.
Notre hospitalité ne t’en est pas moins due.


ORESTÈS.

Reine, je cheminais dans la montagne ardue,
En Phocide, et non loin de Daulis. Vers le soir,
Près de moi, sur la route, un homme vint s’asseoir,

Déjà vieux, et courbé sur un bâton d’érable.
Nous causions. Il me dit : « Un Dieu m’est favorable,
« Ami, puisque tu vas au pays argien.
« Mon nom est Strophios, de Daulis. Garde bien
« Ce nom dans ton oreille, afin que l’on te croie ;
« Car, souvent, qui se fie en aveugle est la proie
« De la ruse, et les soins tardifs sont superflus.
« Va donc. Dis aux parents d’Orestès qu’il n’est plus,
« Que dans l’urne d’airain sa cendre est enfermée ;
« Et sache de sa mère auguste et bien aimée
« S’il faut que je la rende, ou la garde en ces lieux.
« Ce qu’elle ordonnera serait fait pour le mieux ».
Reine, ainsi m’a parlé le vieil homme. J’ignore
Le reste. Mais, demain, dès la première aurore,
Je retourne à Daulis. Que dirai-je en ton nom ?
Veux-tu qu’il rende l’urne où sont les cendres ?


KLYTAIMNESTRA.

Veux-tu qu’il rende l’urne où sont les cendres ? Non.
Tu diras qu’il la garde, et qu’il l’ensevelisse.


ÉLEKTRA.

Ô race misérable et vouée au supplice !
Mon frère, ma dernière espérance ! Je meurs.


KLYTAIMNESTRA.

À quoi sert de pleurer ? À quoi bon ces clameurs ?
Les cris n’éveillent point les morts.

ÉLEKTRA.

Les cris n’éveillent point les morts. Ô chère tête !
Les Dieux ont englouti dans la même tempête
le père plein de gloire et le fils malheureux.
Tu n’es plus, frère !


KLYTAIMNESTRA.

Tu n’es plus, frère ! Assez tant larmoyer sur eux !
Crains plutôt de gémir sur toi-même, insensée !


ÉLEKTRA.

Sombre Exécration, sur nos fronts amassée,
Est-ce ton dernier coup ?


KLYTAIMNESTRA.

Est-ce ton dernier coup ? Non, si tu n’obéis.


ÉLEKTRA.

Vivant ou mort, toujours chassé de ton pays,
Frère, tu dormiras dans la terre éloignée :
Ta cendre de mes pleurs ne sera point baignée !


KLYTAIMNESTRA.

Les ordres que je t’ai donnés, médite-les.
Tu feras sagement. — Suis-moi dans le palais,
Étranger. Il convient que tu parles au Maître,
L’avis étant de ceux qu’on ne peut pas remettre.

À Élektra et aux Khoèphores.

Pour toi, pour vous aussi, femmes, sur ce tombeau
Versez le vin funèbre, apaisez de nouveau
Par les chants consacrés l’Ombre irritée encore,
Et rendez à mes nuits le sommeil que j’implore !

Elle rentre dans le palais, suivie d’Orestès.



V

ÉLEKTRA, KALLIRHOÈ, ISMÈNA,
Le Chœur des Khoéphores.
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KALLIRHOÈ.

Cette femme n’a point reconnu son enfant !


ISMÈNA.

Sans doute il est aimé d’un Dieu qui le défend.
Aussi bien, il est doux, après les nuits sans nombre,
De n’entendre plus rien d’invisible dans l’ombre,
En arrière, et de voir avec des yeux hardis
L’aube croître et le jour tomber. Je vous le dis :
Elle croit qu’il est mort, et l’embûche est certaine !


ÉLEKTRA.

Hélas ! toujours l’attente, et l’angoisse, et la haine !
Après la sombre veille un sombre lendemain,

Et jusques au tombeau toujours l’âpre chemin !
Qu’avons-nous fait, ô Zeus, pour cette destinée ?
Quel crime ai-je commis depuis que je suis née ?
Et mon cher Orestès, où donc est son forfait ?
Nos pères ont failli ; mais nous, qu’avons-nous fait ?
Si pour d’autres il faut que l’innocent pâtisse,
Qu’est-ce que ta puissance, ô Zeus, et ta justice ?


KALLIRHOÈ.

Fille d’Agamemnôn, toi qui parles ainsi,
Dans la sainte Ilios qu’avions-nous fait aussi,
Quand, sur les flots battus par l’aviron rapide,
La fatale Héléna suivit le Priamide ?
Hélas ! l’enfant, la mère, et le père et l’aïeul,
Tout un peuple a payé pour le crime d’un seul !


ÉLEKTRA.

Ô femmes, il est vrai, grandes sont vos misères.


ISMÈNA.

Exaucez nos désirs et nos larmes sincères :
Sur le seuil qui jadis nous fut hospitalier
Couvrez ces deux enfants de votre bouclier !


ÉLEKTRA.

Ah ! Puisque la Justice auguste est son partage,
Rendez à l’héritier son antique héritage,
Chers Dieux !

KALLIRHOÈ.

Chers Dieux ! Le Maître est mort, que nous avons aimé.
Dieux ! gardez-nous son fils.


ÉLEKTRA.

Dieux ! Gardez-nous son fils. Inconnu, désarmé,
Il est seul contre tous !


ISMÈNA.

Il est seul contre tous ! Non ! Dans ce noir repaire
Il entre accompagné du Spectre de son père !


ÉLEKTRA.

Ô Roi des hommes, viens, grande Ombre ! c’est l’instant.
Précède au bon combat le jeune combattant ;
Habite dans son cœur, roidis sa main virile,
Père ! et ne laisse pas la vengeance stérile
Épargner le voleur du sceptre et du foyer,
Trop impur pour que Zeus songe à le foudroyer !


KALLIRHOÈ.

Et ta mère, enfant ?


ÉLEKTRA.

Et ta mère, enfant ? Dieux ! Eh bien ! que dis-tu d’elle ?

ISMÈNA.

Rien, sinon que l’Hadès est un gardien fidèle !

On entend des cris dans le palais. Un serviteur traverse la scène en courant.



VI

Les Précédentes, Le SERVITEUR.
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LE SERVITEUR.

Au meurtre ! on a tué le Maître ! Accourez tous !
Malheur ! Gardez la Reine, et tirez les verrous !
Hélas ! pour celui-ci la chose est sans remède…
Le fils de Thyestès est mort ! Au meurtre ! à l’aide !

Il sort à droite.



VII

ÉLEKTRA, KALLIRHOÈ, ISMÈNA,
Le Chœur des Khoéphores.
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KALLIRHOÈ.

Ton frère irréprochable a frappé l’homme !

ISMÈNA.

Ton frère irréprochable a frappé l’homme ! Bien !
Que le jeune héros frappe, et n’épargne rien !


ÉLEKTRA.

Ô Zeus ! sauve mon frère en ce combat suprême !
Moi, je mourrai, s’il meurt.


KALLIRHOÈ.

Moi, je mourrai, s’il meurt. Zeus ! conduis-le toi-même.


ISMÈNA.

Dans son sentier sanglant qu’il aille jusqu’au bout !
Il est mort s’il recule et s’il n’achève tout.

On entend de nouveaux cris.


ÉLEKTRA.

Dieux ! la rumeur redouble.


KALLIRHOÈ.

Dieux ! La rumeur redouble. On crie, on se lamente
Lugubrement.


ISMÈNA.

Lugubrement. Ah ! ah ! l’inconsolable amante
Avec de longs sanglots pleure l’amant.

Klytaimnestra, pâle et agitée, paraît sous le portique.
ÉLEKTRA.

Avec de longs sanglots pleure l’amant. Grands Dieux !
Ma mère !


KALLIRHOÈ.

Ma mère ! L’épouvante a dilaté ses yeux.


ISMÈNA.

C’est qu’elle sent venir les Heures éternelles,
et l’horreur de la mort jaillit de ses prunelles !

Élektra et les Khoèphores s’enfuient.



VIII

KLYTAIMNESTRA.
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KLYTAIMNESTRA.Elle marche, égarée, çà et là.

C’est vrai, j’ai fui ! Quel est ce mendiant, tueur
De rois ? Je ne sais pas. Ma face est en sueur.
L’audace de cet homme est un sombre prodige !
J’entre, il me suit : « Voici le roi d’Argos », lui dis-je.
Le voyant sur le seuil humblement arrêté,
Le fils de Thyestès l’accueille avec bonté :
« Étranger, ne crains rien. Qu’un Dieu te soit propice !
« Car tu franchis mon seuil sous un heureux auspice. »
L’homme approche, et raconte au Chef ce qu’il m’a dit.

Il avance en parlant, puis, brusquement, bondit,
Et plonge un long couteau dans la gorge du Maître !
Je crie. Un serviteur accourt, pour disparaître
En hurlant… Et tandis que l’homme furieux
Redouble, je m’enfuis, les deux mains sur les yeux !
Pourquoi donc ai-je fui ? Pourquoi me suis-je tue ?

Elle retourne vers le portique en criant.

Hommes, gardes, à moi ! Qu’on saisisse, qu’on tue
L’Étranger ! Oh ! malheur ! Au meurtre ! au meurtre ! holà !
Tuez le vagabond tout sanglant !

Orestès sort du portique, le couteau à la main.



IX

KLYTAIMNESTRA, ORESTÈS.
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ORESTÈS.

Tuez le vagabond tout sanglant ! Reste là !
Pas un cri, pas un souffle ! Ah ! ah ! je te tiens, femme !
L’heure est venue : il faut que je te parle.


KLYTAIMNESTRA.

L’heure est venue : il faut que je te parle. Infâme
Vagabond, que veux-tu ? Je ne te connais point.

ORESTÈS.

Lâche ! que t’ai-je fait ? Ne serre pas le poing :
Serre les dents plutôt, femme ! Ouvre toutes grandes
Tes oreilles. Je vais te dire. Tu demandes
Qui je suis ! Tu ne sais, et tu ne pressens rien,
Et ton cœur est toujours de fer, toujours ? C’est bien.
Je suis ton fils !


KLYTAIMNESTRA.

Je suis ton fils ! Mon fils est mort, tais-toi ! Tu railles
Affreusement.


ORESTÈS.

Affreusement. Tu m’as porté dans tes entrailles.
Tel que les Dieux et toi l’avez fait, tel qu’il est,
Reconnais ton enfant. C’est moi. J’ai bu ton lait,
J’ai dormi sur ton sein, et je t’ai dit : « Ma mère ! »
Ô souvenirs, ô jours de ma joie éphémère !
Et toi, tu souriais, m’appelant par mon nom !


KLYTAIMNESTRA.

Dirais-tu vrai, grands Dieux !


ORESTÈS.

Dirais-tu vrai, grands Dieux ! N’approche pas, sinon
Je te tuerai, sans plus parler ni plus attendre.
Écoute ton fils, mère irréprochable et tendre !
Sans respect pour le sang des héros dont je sors,

Tu m’as tout pris, mon nom, mon peuple, mes trésors,
La liberté qui fait la moitié de notre âme !
Oui, pour mieux accomplir l’abominable trame,
Tu m’as vendu, tu m’as, loin du royal berceau,
Dans la fange, ô fureur ! jeté comme un pourceau !
J’ai ployé sous les coups, j’ai sué sous l’outrage,
J’ai troublé l’air du ciel de mes longs cris de rage,
J’ai maudit la lumière, et l’Ombre, et les Dieux sourds,
Et j’ai cent ans, n’ayant vécu que peu de jours !
Mais qu’importe ! Ceci n’est rien. Mes pleurs, ma honte,
Et ta haine, et mes maux dont j’ignore le compte,
Et l’endurcissement à ton cœur familier,
Je te pardonne tout, et veux tout oublier.
Ta tête m’est sacrée en ma propre querelle ;
Mais l’expiation d’un grand crime est sur elle !
Tu mourras pour cela. Les temps sont révolus.


KLYTAIMNESTRA.

On ne peut pas tuer sa mère !


ORESTÈS.

On ne peut pas tuer sa mère ! Tu n’es plus
Ma mère. C’est un Spectre effrayant qui t’accuse
Et qui te juge. Toi, tu te nommes la ruse,
La trahison, le meurtre et l’adultère. Il faut
Que tu meures ! Un Dieu me fait signe d’en haut,
Et mon père, du fond de l’Hadès, me regarde
Fixement, irrité que la vengeance tarde.

Mais, avant de tomber sanglante sous ma main,
Parle, apaise l’époux égorgé dans le bain ;
Car, sur le sable blême où roule le noir Fleuve,
Il attend à l’affût son odieuse veuve !


KLYTAIMNESTRA.

Respecte, mon enfant, le sein qui t’a nourri !


ORESTÈS.

Ne parle pas au fils, femme ! parle au mari.
Moi je te frapperai, mais lui t’a condamnée.


KLYTAIMNESTRA.

C’est l’Érinnys, enfant, sur ta race acharnée,
C’est elle, le Daimôn ineffable et sans frein,
Par qui ton père est mort sous la hache d’airain.
Elle a troublé mon cœur, hélas ! longtemps austère,
Et m’a précipitée aux bras de l’adultère.
Ce n’est pas moi, c’est elle ! Enfant, qu’ai-je gagné
Au meurtre ? Nuit et jour n’en ai-je pas saigné ?
Répondez, murs témoins de mes veilles affreuses !
Et toi, toujours debout dans mes yeux que tu creuses,
Fantôme du héros, image de l’Époux,
Réponds ! — Ô mon enfant, j’embrasse tes genoux !
Ne verse pas mon sang !


ORESTÈS.

Ne verse pas mon sang ! As-tu tout dit ?


KLYTAIMNESTRA.

Ne verse pas mon sang ! As-tu tout dit ? Arrière !
Prends garde à toi, si tu n’écoutes ma prière.
Crains d’entendre aboyer le troupeau haletant
Des Spectres de l’Hadès ! Mon cher fils, un instant !
Non ! non ! Tu ne veux pas sans doute que je meure…
Oh ! je voudrais vieillir dans l’antique demeure !


ORESTÈS.

Toi ! tu vivrais ici, toi ! Qu’en diraient les Dieux,
Les hommes, la maison, nos enfants, nos aïeux ?
Il faut mourir, il faut que le sort s’accomplisse.
Viens ! je vais te coucher auprès de ton complice
Qui gît là, dans son sang immonde, tel qu’un chien.
Désormais, comme hier, son lit sera le tien.
Puisque tu l’as aimé, rejoins qui te réclame,
Et rentre dans ses bras, afin d’y rendre l’âme !
Hâte-toi, hâte-toi, femme ! si tu ne veux
Que je te traîne par les pieds ou les cheveux !


KLYTAIMNESTRA.

Dieux ! Élektra, ma fille ! Encore une fois, grâce,
Mon fils !


ORESTÈS.

Mon fils ! Je suis aveugle et sourd.


KLYTAIMNESTRA.

Mon fils ! Je suis aveugle et sourd. Ô monstre ! ô race

Horrible ! Je le vois, rien ne le peut toucher,
Ce cœur inexorable et dur comme un rocher.
Mes supplications, sois content, sont finies…
Malheureux ! Je te voue aux blêmes Érinnyes,
Aux Chiennes de ta mère ! à l’éternel tourment
De boire, dans tes nuits d’horreur, mon sang fumant ;
Partout, de l’aube au soir, d’entendre sans relâche
Le râle de ta mère, et de fuir comme un lâche,
Farouche, pourchassé, misérable et maudit !
Arrête ! Attends encor. J’aurai bientôt tout dit.
Enfin, oui, sache-le. Que cela t’épouvante
Et redouble ta rage… Oui, monstre ! je m’en vante :
Le héros qui gît là dans son sang m’était cher !
J’ai tué l’Atréide, et j’ai coupé sa chair
Par morceaux ! Seulement ceci me désespère,
D’avoir manqué le fils en égorgeant le père !


ORESTÈS se jette sur elle et la tue.

Tiens ! Tiens ! Meurs donc ! Assez de hideuses clameurs !


KLYTAIMNESTRA recule en chancelant.

C’est fait… tu m’as tuée… Ah !

Elle tombe. — Se relevant à demi :

C’est fait… tu m’as tuée… Ah ! Sois maudit !

Elle retombe morte.


ORESTÈS.

C’est fait… tu m’as tuée… Ah ! Sois maudit ! Va ! Meurs !
Tu souillais l’air sacré que tout homme respire.

X

ORESTÈS, Le cadavre de Klytaimnestra,
ÉLEKTRA.
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ÉLEKTRA.

Mon frère, qu’as-tu fait ? Horreur ! ton crime est pire
Que tous les siens… C’était ta mère !


ORESTÈS.

Que tous les siens… C’était ta mère ! Grands Dieux ! quoi ?
Tu pleures cette femme ?


ÉLEKTRA.

Tu pleures cette femme ? Hélas ! malheur à toi,
Qui m’es horrible et cher ! Quel Dieu te l’a livrée,
Cette tête effrayante, odieuse et sacrée ?
Ô meurtre inexpiable ! ô lamentables coups !
Que ne pardonnais-tu, frère ? Malheur à nous !
Malheur à toi, c’était ta mère !

Élektra se couvre la tête et s’enfuit. ===
XI

ORESTÈS, Le cadavre de Klytaimnestra ;
puis
, les Érinnyes.
===


ORESTÈS.

Malheur à toi, c’était ta mère ! Eh bien ! qu’importe ?
J’ai racheté mon sang, et la vipère est morte.
Elle empoisonnait tout de sa morsure. Elle a
Tué l’homme et vendu l’enfant… Mais la voilà
Tranquille maintenant, et pour jamais, je pense.
Des équitables Dieux j’attends ma récompense !

Il regarde le cadavre.

Qu’elle est grande ! On dirait qu’elle m’écoute… Non !
Je l’ai frappée au cœur, sûrement. L’acte est bon.
Justice est faite. Il faut que tout forfait s’expie.
Ils siégeaient, triomphants, dans leur puissance impie,
Les mains chaudes du meurtre ; ils se disaient, contents :
« Nous avons tout, le trône et le sceptre éclatants,
« Et la vieille maison du roi Pélôps ! nous sommes
« Les Dynastes d’Argos et les pasteurs des hommes ;
« Commandons, aimons-nous, et vivons sans remords. »

Et moi, je viens, je frappe ; et les tyrans sont morts !
Maintenant, de ceci j’effacerai les traces :
L’une au bûcher funèbre, et l’autre aux chiens voraces.
Que le peuple s’empresse à l’Agora ! Demain,
Le sceptre paternel brillera dans ma main ;
Parmi les Chefs vaillants je m’assoirai, semblable
Aux Dieux ; avec le bruit de la mer sur le sable,
Hellas acclamera mon nom, disant : « C’est bien.
Il a vengé son père et reconquis son bien ! »

Il regarde le cadavre.

Pourquoi ne pas fermer ta sanglante paupière,
Cadavre ? Que veux-tu ? Va ! mon cœur est de pierre :
Je ne crains rien, j’ai fait pour le mieux. C’est assez !
Ne me regarde pas de tes yeux convulsés !
Je t’ensevelirai, toi, mes maux, et le reste,
Dans l’oubli, comme il sied d’un souvenir funeste.
À quoi bon épier mes gestes et mes pas ?
Regarde dans l’Hadès, ne me regarde pas !

Il lui ramène sur la face un pan du péplos. —
Tendant les bras vers le tombeau.

Et toi qu’ils ont couché sous ce tertre sans gloire,
Père ! monte à travers la nuit immense et noire,
Apparais à ton fils qui te venge aujourd’hui !
Il t’appelle, ô chère Ombre ! Entends-le, viens, dis-lui
Que devant tous les Dieux du ciel et de l’abîme

L’action qu’il a faite est droite et légitime !

Deux Érinnyes se dressent de chaque côté du tombeau.

Ah ! Qu’est-ce que cela ? D’où viennent celles-ci ?
Vieilles femmes, parlez : que faites-vous ici ?

Trois Érinnyes apparaissent autour du cadavre.

Encore ! Par les Dieux ! ces faces de squelettes
Pour mordre ont retroussé leurs lèvres violettes.
Ah ! Monstres, vous grincez des dents affreusement !
Arrière !

Les Érinnyes apparaissent de tous côtés.

Arrière ! En vérité, c’est un fourmillement
De spectres ! Et je suis traqué comme une proie !
L’épouvante me prend à la gorge, et la broie !
Non, ce n’est point un songe, et je suis là, debout,
Éveillé ! Malheureux ! c’est cela, je sais tout :
Ce sont Elles, ce sont les Chiennes furieuses
De ma mère !… Pourquoi rester silencieuses ?
À qui me montrez-vous de vos doigts décharnés,
Ô Louves de l’Hadès ? Je vous attends, venez !
Vous ne vous trompez pas. C’est moi ! je l’ai frappée !
Voyez ce sang. La terre en est toute trempée.
Il m’inonde les pieds, il me brûle les mains.
Mais, quoi ! vous le savez, ô Monstres inhumains,
Elle a tué mon père. Eh bien ! j’ai fait justice :
La voici morte. Que l’abîme l’engloutisse,

Avec sa trahison, sa haine et sa fureur !
Ah ! ah ! Vous vous taisez, Monstres !

Les Érinnyes se jettent toutes sur lui.

Ah ! ah ! Vous vous taisez, Monstres ! Horreur !

Il s’enfuit. D’autres Érinnyes lui barrent le chemin.

Ah ! ah ! Vous vous taisez, Monstres ! Horreur ! Horreur !