Poèmes tragiques/Les Érinnyes/Klytaimnestra
PREMIÈRE PARTIE
Klytaimnestra
Le Chœur des Vieillards.
Ô chers vieillards, depuis dix très longues années,
Ils sont partis, les Rois des nefs éperonnées,
Entraînant sur la mer tempétueuse, hélas !
Les hommes chevelus de l’héroïque Hellas,
Qui, tels qu’un vol d’oiseaux carnassiers dans l’aurore,
De cent mille avirons battaient le flot sonore.
Et nul n’est revenu, des guerriers ou des chefs !
Tant de braves, ô Dieux d’Hellas ! et tant de nefs !
Que de bouches mordant la terre où le sang fume,
Que d’étalons mâchant une suprême écume,
Que de lances rompant l’orbe des boucliers,
Que de chars fracassés vides de cavaliers,
Et d’âpres hurlements mêlés au choc des armes !
Pour une femme, ô Dieux, que de sang et de larmes !
Seuls, ici, vieux, sans force et tremblants, nous restons
Près des foyers éteints, ployés sur nos bâtons ;
Mais nos enfants sont morts dans leur vigueur première !
Comme des spectres nous errons à la lumière.
Il ne reviendra plus, l’Atréide divin !
Quelles libations d’eau salée ou de vin,
Quelles cuisses de bœufs, lourdes de double graisse,
Apaiseront jamais l’Érinnys vengeresse
Qui hante, nuit et jour, cette antique maison,
Cet antre de la haine et de la trahison,
Exécrable témoin des vieux crimes des hommes ?
Silence ! Taisons-nous, impuissants que nous sommes !
La femme qui commande avec un cœur de fer
N’attend plus le héros qu’a pris la sombre mer,
Ou que le Priamide a dompté de sa lance.
Pour nous, ayons un bœuf sur la langue. Silence !
Et le jeune héritier de ce palais ancien !
Cette honte est sa part, cet opprobre est le sien,
De vivre misérable et sous le fouet servile,
Et de ne plus revoir son peuple ni sa ville,
Hélas !
Hélas !
Vénérables, dont l’œil ne se ferme jamais,
De qui l’épais sourcil courbe nos pâles têtes
Sous la convulsion tonnante des tempêtes,
Ô Daimôn très auguste et toujours triomphant,
Entends-nous ! Souviens-toi du père et de l’enfant !
C’est lui ! Mes yeux l’ont vu. Le feu sacré flamboie,
C’est lui ! Le Danaen s’est rué sur sa proie,
Et la grande Ilios s’écroule sous les Dieux !
Ô sanglante splendeur d’un jour victorieux,
Qui roules de montagne en montagne dans l’ombre,
Salut, flamme ! Salut, gloire de la nuit sombre,
Que, sous la pluie et sous les astres éclatants,
Mes yeux ont tant de fois cherchée, et si longtemps !
Patrie ! ils ont mordu, les mâles de ta race,
La gorge Phrygienne avec l’airain vorace ;
Ils ont déraciné la muraille et la tour !
Et voici resplendir l’aurore du retour !
Insensé, qu’as-tu dit, et quel songe t’égare ?
Va ! La cendre du Chef gît sur le sol barbare ;
Aucun ne reviendra, de ceux que nous aimons.
C’est un feu de berger au faîte noir des monts,
Ou quelque rouge éclair du Kronide.
J’étais debout, veillant, les paupières ouvertes.
Non ! Le dernier bûcher, le plus haut, pousse encor
À travers la nuée un long tourbillon d’or ;
C’est le signal jailli d’Ilios enflammée.
Je l’atteste ! Ilios est aux mains de l’armée,
Et le maître, le Roi des hommes, est vainqueur !
— Elle fait un geste. Le Veilleur sort.
Il a dit vrai. Vieillards, la joie est dans mon cœur.
Comme un torrent d’hiver qui déborde les plaines,
Les Dieux ont déchaîné la fureur des Hellènes.
La lance au poing, la haine aux yeux, l’injure aux dents,
Sur les temples massifs, sur les palais ardents
Que l’incendie avec mille langues hérisse,
J’entends tourbillonner Pallas dévastatrice,
Et la foule mugir et choir par grands monceaux,
Et les mères hurler d’horreur, quand les berceaux,
Du haut des toits fumants écrasés sur les pierres,
Trempent d’un sang plus frais les sandales guerrières.
Ah ! La victoire est douce, et la vengeance aussi !
Rendez grâces aux Dieux, vieillards, de tout ceci.
Que de fois ils m’ont prise au filet des vains rêves !
Mais il faut bien payer nos prospérités brèves,
Et c’est peu que dix ans d’attente et de désir,
Quand le prix en est proche, et qu’on va le saisir.
Oui ! Le Maître, l’Époux, le Roi des nefs solides,
Revient au noir palais des héros Tantalides,
Et, comme il sied sans doute, il m’y rencontrera !
Femme du Chef absent, reine Klytaimnestra,
Qui commandes la sainte Argos chère aux Daimones,
Certes, nous l’avouons, tes paroles sont bonnes,
Mais l’Espérance est jeune, et nous sommes très vieux !
L’ineffable avenir est dans la main des Dieux.
Souvent l’essaim léger des visions joyeuses
Illumine la paix des nuits silencieuses.
Crains l’aube inévitable, ô Reine, et le réveil !
Suis-je un enfant qui pleure ou rit dans le sommeil ?
Soit ! Il suffit : j’ai vu pour vos vieilles prunelles.
Chantez aux Bienheureux les hymnes solennelles,
Car la flamme infaillible a parlé hautement,
Et les nefs ont fendu Poseidôn écumant,
Et l’éperon d’airain s’enfonce dans le sable.
Il approche, le Chef sacré, l’irréprochable
Porte-sceptre, à qui Zeus accorde le retour,
Mais non pas, ô vieillards, de voir, vivante au jour,
Cette jeune victime aisément égorgée
Dont le sang pur coula pour qu’Hellas fût vengée,
Cette première fleur éclose sous mes yeux
Comme un gage adoré de la bonté des Dieux,
Et que, dans le transport de ma joie infinie,
Mes lèvres et mon cœur nommaient Iphigénie !
Ce qui dut être fait est fait. C’est bien. L’oubli
Convient à l’homme, alors que tout est accompli.
Louez les Dieux ! L’armée a pris la grande Troie.
Je vais à toute Argos annoncer cette joie,
Et, sous le vaste ciel, faire, de l’aube au soir,
De cent taureaux beuglants ruisseler le sang noir.
Le Chœur des Vieillards.
Rois Olympiens, vengeurs des faits illégitimes !
Si le feu bondissant luit de cimes en cimes,
Si mes yeux vont revoir le Maître qui m’est cher,
D’où vient cette terreur qui hérisse ma chair ?
Ô vous, qui, déroulant les saisons et les heures,
Ramenez dans Argos et ses riches demeures
Le Dompteur de chevaux qui réjouit mes yeux,
Je n’ose vous louer, Protecteurs des aïeux !
Sous un funèbre doigt mes lèvres sont scellées.
Images des vieux Chefs, Ombres échevelées,
Qui portez à pas lents sur l’épaule et le dos
Les forfaits accomplis, comme de lourds fardeaux,
Pourquoi m’envelopper d’un murmure de haine ?
Faces des morts couchés par milliers sur la plaine,
Et dans la nuit sinistre en proie aux chiens hurleurs,
Que me demandez-vous, ô Spectres, ô douleurs !
Hélas ! Que me veux-tu, charme de la patrie,
Jeune Vierge, au milieu des délices nourrie,
Qui croissais dans ta grâce et dans ta pureté ?
Ta chair blanche a saigné sur l’autel détesté !
La Ville injurieuse est conquise, Dieux justes !
Vous avez renversé ses murailles robustes,
Couché la citadelle au niveau du sillon,
Et chassé vers Argos un morne tourbillon
De vaincus, vils troupeaux bêlant hors des étables !
Mais j’ai le cœur très sombre, ô Dieux inévitables,
Ô patients Vengeurs longuement suppliés !
Tous les crimes anciens ne sont pas expiés.
J’entends une rumeur qui roule, immense, et telle
Que la mer.
Il est vrai. Que nous annonce-t-elle ?
Un long cri de victoire et de joie, ô vieillards,
Se mêle par la Ville au bruit strident des chars !
C’est le Maître, entouré de clameurs infinies.
Cher Zeus, préserve-le des vieilles Érinnyes !
Un malheur est caché dans l’ombre, je le crains.
Déesses, qui hantez les gouffres souterrains,
Faites ses derniers jours tranquilles et prospères !
AGAMEMNON, KASANDRA,
Guerriers, Matelots, Femmes de Klytaimnestra,
Captifs et Captives.
Ô Roi ! franchis le seuil antique de tes pères.
Entre, applaudi des Dieux et des hommes, vivant
Et glorieux, sauvé des flots noirs et du vent,
De la foudre de Zeus et des lances guerrières !
Cher homme, qu’ont suivi mes pleurs et mes prières,
Destructeur d’Ilios, rempart des Akhaiens !
Quand, loin de la patrie, ô Chef, et loin des tiens,
Au travers de la plaine où sonnaient les knémides,
Tu poussais sur le mur massif des Priamides
Un tourbillonnement d’hommes et de chevaux,
Solitaire, livrée en pâture à mes maux,
Errant de salle en salle au milieu des ténèbres,
L’oreille ouverte au vol des visions funèbres,
Moi, j’entendais gémir le palais effrayant ;
Et, de l’œil de l’esprit, dans l’ombre clairvoyant,
Je dressais devant moi, majestueuse et lente,
Ta forme blême, ô Roi, ton image sanglante !
Que peut la morne veuve, hélas ! d’un tel mari ?
Et c’est pourquoi ton fils, l’enfant que j’ai nourri,
L’héritier florissant du sceptre et des richesses,
Vit loin d’Argos et loin des embûches traîtresses.
Tu le verras. Les temps sont passés à jamais
Des songes pleins d’horreur où je me consumais,
Et d’une attente aussi qui semblait éternelle.
Voici l’homme ! Voici l’active Sentinelle
Du seuil, celui qui m’est plus doux et plus sacré
Qu’au lointain voyageur ardemment altéré
Le frais jaillissement de l’eau qui le convie !
Viens donc, ô Maître, orgueil d’Hellas et de ma vie,
Et foule fièrement d’un pied victorieux
Cette pourpre qui mène au palais des aïeux !
Je te salue, Argos, de lumière fleurie !
Salut, temples, foyers, peuple de la patrie !
Et vous qui de l’opprobre et de l’iniquité
Avez gardé mon toit depuis longtemps quitté,
Zeus ! Hermès ! Apollôn, Prince aux flèches rapides !
Je vous salue, amis divins des Atréides,
Qui dans l’épais filet patiemment tendu
Avez amoncelé tout un peuple éperdu,
Et qui faites encore, au milieu des nuits sombres,
La tempête du feu gronder sur ses décombres !
Pour toi, femme ! ta bouche a parlé sans raison :
J’entrerai simplement dans la haute maison ;
Je veux être honoré, non comme un Dieu, non comme
Un roi barbare enflé d’orgueil, mais tel qu’un homme ;
Sachant trop que l’Envie aux regards irrités
Rôde dans l’ombre autour de nos félicités.
Il convient d’être sage et maître de soi, femme !
Chère tête, consens ! J’ai ce désir dans l’âme.
Puisque les jours mauvais ne sont plus, il m’est doux
D’honorer hautement et le maître et l’Époux
Et le vengeur d’Hellas. Roi des hommes, sans doute
Cette pourpre t’est due, et plaît aux Dieux.
Femme ! Garde en ton cœur ma parole : obéis !
L’âpre terre, le sol bien aimé du pays
M’est un chemin plus sûr, plus somptueux, plus large.
J’ai, sans ployer le dos, porté la lourde charge
Des jours et des travaux que les Dieux m’ont commis,
Et n’attends au retour rien que des cœurs amis.
Ni flatteuses clameurs, ni faces prosternées !
Regarde celle-ci. Les promptes Destinées
Sous les pas triomphants creusent un gouffre noir,
Et qui hausse la tête est déjà près de choir.
Donc, fille de Léda, sois douce à l’Étrangère,
Rends moins rude son mal et sa chaîne légère ;
Car les Dieux sont contents quand le maître est meilleur,
Et le sang des héros a nourri cette fleur
Sur un arbre royal dépouillé feuille à feuille.
J’entre. Que la maison me sourie et m’accueille,
Sorti vivant des mains d’Arès, le dur Guerrier !
Et vous, recevez-moi, Daimones du foyer !
Viens, Kasandra ! Sans doute il est pesant et rude,
Le joug du sort contraire et de la servitude ;
Mais tu tombes aux mains de maîtres bons et doux
Qui prendront ta misère en pitié. Viens, suis-nous.
Femme, entends-tu ?
La Reine, ô femme, t’a nommée.
Elle reste muette et comme inanimée.
Je n’ai pas le loisir d’attendre, Esclave ! Viens !
Les brebis, près du feu, bêlent dans leurs liens ;
Les taureaux, couronnés des saintes bandelettes,
Vont mugir, en tirant leurs langues violettes ;
L’orge se mêle au sel, le miel au vin pourpré ;
Le parfum brûle et fume, et le couteau sacré
Près des vases d’argent reluit hors de la gaîne.
Cette femme en démence a les yeux pleins de haine
D’une bête sauvage et haletante encor.
Va ! Nous te forgerons un frein d’ivoire et d’or,
Fille des Rois ! Un frein qui convienne à ta bouche,
Et que tu souilleras d’une écume farouche !
Le langage d’Hellas ne t’est-il point connu ?
Dieux ! Dieux ! La coupe est pleine, et mon jour est venu !
Malheureuse ! Pourquoi gémis-tu de la sorte ?
Que ne suis-je égorgée, ô Dieux, et déjà morte !
L’irrévocable Hadès m’appelle par mon nom.
Où suis-je ?
Sous le toit royal d’Agamemnôn.
Ô demeure ! De l’homme et des Dieux détestée !
Dans quel antre inondé de sang m’as-tu jetée,
Cher Apollôn ?
On dirait qu’elle sent l’odeur d’un meurtre ancien,
Ou qu’un souffle augural offense ses narines.
Que la sombre maison penche et croule en ruines !
Pourquoi la maudis-tu si désespérément ?
Arrête ! En vérité, c’est un égorgement
Monstrueux, et le brave est dompté comme un lâche.
Hâtez-vous ! écartez le taureau de la vache !
Ah ! Ah ! Le voile épais l’enserre de plis lourds ;
Elle frappe, il mugit, elle frappe toujours ;
La fureur de ses yeux jaillit comme une flamme,
L’odieuse femelle ! Et le mâle rend l’âme !
Quel meurtre lamentable annonce-t-elle ainsi ?
Cher Dieu, pour y mourir, tu m’as traînée ici !
Maintenant, elle pleure et gémit sur soi-même.
Un Dieu, dis-tu ! Lequel ?
L’Archer divin qui m’aime !
Il t’aime, et te poursuit de sa haine ! Comment ?
Ah ! j’ai trompé son âme et trahi le serment ;
Et c’est la source, hélas ! de mes longues tortures.
Mon regard plonge en vain dans les choses futures :
Jamais ils ne m’ont crue ! et tous riaient entre eux,
Ou me chassaient, troublés par mes cris douloureux.
Et moi, dans la nuit sombre errant, désespérée,
J’entendais croître au loin l’invincible marée,
Le sûr débordement d’une mer de malheurs ;
Et le Dieu sans pitié, se jouant de mes pleurs,
De mille visions épouvantant mes veilles,
Aveuglait tout mon peuple et fermait ses oreilles ;
Et je prophétisais vainement, et toujours !
Citadelles des Rois antiques, palais, tours !
Cheveux blancs de mon père auguste et de ma mère,
Sables des bords natals où chantait l’onde amère,
Fleuves, Dieux fraternels, qui dans vos frais courants
Apaisiez, vers midi, la soif des bœufs errants,
Et qui, le soir, d’un flot amoureux qui soupire
Berciez le rose essaim des vierges au beau rire !
Ô vous qui, maintenant, emportez à pleins bords
Chars, casques, boucliers, avec les guerriers morts,
Échevelés, souillés de fange et les yeux vides !
Skamandros, Simoïs, aimés des Priamides !
Ô patrie, Ilios, montagnes et vallons,
Je n’ai pu vous sauver, vous, ni moi-même ! Allons !
Puisqu’un souffle fatal m’entraîne et me dévore,
J’irai prophétiser dans la Nuit sans aurore ;
À défaut des vivants, les Ombres m’en croiront !
Pâle, ton sceptre en main, ta bandelette au front,
J’irai, cher Apollôn, ô toi qui m’as aimée !
J’annoncerai ta gloire à leur foule charmée.
Voici le jour, et l’heure, et la hache, et le lieu,
Et mon âme va fuir, toute chaude d’un Dieu !
C’est la vérité, femme ! Et je ne puis m’en taire,
Car ce bruit lamentable a couru sur la terre.
Il est vrai que ces murs malheureux, autrefois,
Ont vu couler le sang et les larmes des Rois ;
Mais ces calamités ne doivent plus renaître.
Repose-toi sans peur aux sûrs foyers du maître.
Ton père est mort, ta ville est en cendres, les Dieux
Ont ployé ton cou libre au joug injurieux ;
Car il nous faut subir la sombre destinée,
Et c’est pour la douleur que notre race est née.
Les Dieux seuls sont heureux toujours. Mais sache bien
Que ta vie est sacrée, ô femme ! Et ne crains rien.
Insensés ! Vous aussi vous ne m’aurez point crue !
Écoutez ! La clameur lointaine s’est accrue.
Oh ! Les longs aboiements ! Je les vois accourir,
Les chiennes, à l’odeur de ceux qui vont mourir,
Les Monstres à qui plaît le cri des agonies,
Les Vieilles aux yeux creux, les blêmes Érinnyes,
Qui flairaient dans la nuit la route où nous passions !
Viens, lugubre troupeau des Exécrations,
Meute qui vas, hurlant sans relâche, et qui lèches
Des antiques forfaits les traces toujours fraîches !
Viens ! viens ! Il va tomber sous la hache, et crier
Son dernier cri, le Roi des hommes, le guerrier
Brave et victorieux, sous qui s’est écroulée
Ta muraille, Ilios, hautement crénelée !
Ô mon peuple, ô mon père, ô mes frères, voyez
Et réjouissez-vous : vos maux sont expiés.
Ah ! ah ! Le Chef divin, le destructeur des villes,
Il s’est pris au riant visage, aux ruses viles,
À la bouche qui flatte, à l’œil faux, à la main
Qui caresse et l’assomme inerte au fond du bain !
Malheureuse ! tais-toi ! Ta parole est terrible.
Passe, avant de parler, tes oracles au crible,
Divinatrice ! ou clos ta bouche avec ton poing.
Misérables vieillards, ne m’écoutez donc point.
Et toi ! toi dont l’œil d’or dans mes yeux se reflète,
Reprends ton sceptre avec ta double bandelette,
Céleste Archer !
Et ma chair va frémir sous le couteau qui mord,
Et dans l’Hadès fleuri de pâles asphodèles
Les Ombres des aïeux vont m’accueillir près d’elles !
Mais, un jour, je serai vengée. Il reviendra,
Celui qui but ton lait fatal, Klytaimnestra !
Le Vagabond nourri d’inexpiables haines,
Le monstrueux Enfant des races inhumaines,
Le tueur de sa mère, à lui-même odieux,
Et toujours flagellé par la fureur des Dieux !
Maintenant, qu’on me lie, et qu’un seul coup m’achève !
Et que je dorme enfin !
Sentir l’airain me mordre à la gorge, et mon sang
Ruisseler tout entier de mon corps frémissant !
Je n’ose pas, vieillards ! j’ai peur ! un noir nuage
M’aveugle, et la sueur inonde mon visage.
S’il est vrai, n’entre pas, malheureuse ! Va, fuis !
Nous resterons muets. Fuis Argos !
Il faut entrer, il faut que la Chienne adultère
Près du Maître dompté me couche contre terre.
C’est un suprême honneur, au seul lâche interdit,
Que de braver la mort. Allons !… Et sois maudit,
Palais, antre fatal aux tiens, sombre repaire
De meurtres, où le fils tuera comme le père,
Nid d’oiseaux carnassiers gorgés, mais non repus !
Par la foi violée et les serments rompus,
Par l’affreuse vengeance et le Festin impie,
Par les yeux vigilants de la Ruse accroupie,
Par le morne Royaume où roulent les vivants,
Par la terreur des nuits, par le râle des vents,
Par le gémissement qui monte de l’abîme,
Par les Dieux haletants sur la piste du crime,
Par ma Ville enflammée et mon peuple abattu,
Sois éternellement maudit ! Maudit sois-tu !
Puisse Zeus démentir ses paroles amères !
Hélas ! c’est le souci des hommes éphémères
De suivre, en trébuchant dans l’ombre du chemin,
La mourante lueur d’un jour sans lendemain !
Quel homme peut se dire heureux sous les nuées ?
Comme les grandes eaux qui s’en vont refluées
Et semblent disparaître à l’horizon dormant,
Les biens qu’on croit saisir reculent brusquement.
Nul ne peut retenir de ses mains inhabiles
Le tourbillon léger des phalènes mobiles.
Et nul aussi ne peut arrêter dans son cours
Le torrent déchaîné des lamentables jours !
À moi ! Je suis frappé mortellement. Infâme !
À moi !
Grands Dieux ! quel cri funèbre !
Je meurs.
Rompt mes membres. Courons ! on égorge le Roi.
Non ! Pour moi, chers vieillards, ce n’est point ma pensée.
Sans armes, et si vieux ! la tâche est insensée !
Et les bras les plus forts et les plus résolus
Ne rendent point la vie à ceux qui ne sont plus.
Ô malédiction de la femme prophète !
Elle tient une hache.
Moi, moi, je l’ai frappé ! c’est moi ! La chose est faite.
Ah ! ah ! J’ai très longtemps rêvé cette heure-ci.
Que les jours de mon rêve étaient lents ! Me voici
Éveillée et debout ! et j’ai goûté la joie
De sentir palpiter et se tordre ma proie
Dans le riche filet que mes mains ont tissu.
Qui dira si, jamais, les Dieux mêmes ont su
De quelle haine immense, encore inassouvie,
Je haïssais cet homme, opprobre de ma vie !
Trois fois je l’ai frappé comme un bœuf mugissant,
Et trois fois le flot tiède et rapide du sang
A jailli sur ma robe, ineffable rosée !
Et plus douce à mon cœur qu’à la terre épuisée
Ta fraîche pluie, ô Zeus, après un jour d’été !
J’admire ton audace, et reste épouvanté.
Je l’atteste, louez ou blâmez, que m’importe !
J’ai frappé sûrement, vieillards ! la bête est morte.
Ô femme, quel poison du noir Hadès venu,
Quel fruit maudit poussé hors d’un sol âpre et nu,
Ont corrodé ta bouche et ton sang ? Quelle rage
A soufflé dans ton cœur ce monstrueux courage
D’égorger ton époux de ces mains que voilà ?
Et qu’as-tu fait aux Dieux pour avoir fait cela ?
Mes mains ont accompli l’action que j’ai dite.
Elle est bonne ! et je m’en glorifie.
Mais, au seul bruit du crime horrible où tu te plais,
Tu seras loin d’Argos chassée, et sans délais.
En exécration au peuple, vagabonde,
Et hurlante, semblable à quelque bête immonde,
Tu fuiras sans repos, demain comme aujourd’hui,
Et ton chemin criera sur tes traces !
Et lui qui, plus féroce, hélas ! qu’un loup sauvage,
Du cher sang de ma fille a trempé le rivage,
De celle que j’avais conçue, et que j’aimais,
Aurore de mon cœur éteinte pour jamais,
Joie, honneur du foyer ! de ma fille étendue
Sur l’autel, et criant vers sa mère éperdue,
Tandis que l’égorgeur, impitoyablement,
Aux Dieux épouvantés offrait son cœur fumant !
Lui, ce père, héritier de pères fatidiques,
On ne l’a point chassé des demeures antiques,
Les pierres du chemin n’ont pas maudit son nom !
Et j’aurais épargné cette tête ? Non, non !
Et cet homme, chargé de gloire, les mains pleines
De richesses, heureux, vénérable aux Hellènes,
Vivant outrage aux pleurs amassés dans mes yeux,
Eût coulé jusqu’au bout ses jours victorieux,
Et, sous le large ciel, comme on fait d’un Roi juste,
Tout un peuple eût scellé dans l’or sa cendre auguste ?
Non ! Que nul d’entre vous ne songe à le coucher
Sur la pourpre funèbre, au sommet du bûcher !
Point de libations, ni de larmes pieuses !
Qu’on jette ces deux corps aux bêtes furieuses,
Aux aigles que l’odeur conduit des monts lointains,
Aux chiens accoutumés à de moins vils festins !
Oui ! je le veux ainsi : que rien ne les sépare,
Le dompteur d’Ilios et la femme Barbare,
Elle, la prophétesse, et lui, l’amant royal,
Et que le sol fangeux soit leur lit nuptial !
Tu l’as tuée aussi !
J’ai tranché le blé mûr et l’herbe parasite.
Quant à ses compagnons, complices ou témoins
De son crime, ils sont morts. Mais de plus nobles soins
Que la vaine terreur d’une foule insensée,
Désormais, ô vieillards, agitent ma pensée.
Allez ! dites au peuple assemblé tout entier
Que le sceptre est aux mains d’un vaillant héritier,
Du fils de Thyestès, que j’aime !
Nous, vivre sous les pieds de ce lâche adultère ?
Est-ce à la sainte Argos qu’un tel opprobre est dû,
Femme ?
L’enfant d’un noble père et d’une mère impie,
Orestès est vivant !
La honte d’être né de ce sang odieux !
Je consens qu’il grandisse, éloigné de mes yeux,
Sans patrie et sans nom. C’est assez qu’il respire.
L’exil est dur ? La mort irrévocable est pire.
Grands Dieux ! Ton fils aussi, femme, tu le tuerais ?
Son père a bien tué ma fille ! Je le hais.
Je hais tout ce qu’aima, vivant, ce Roi, cet homme,
Ce spectre : Hellas, Argos, la bouche qui le nomme,
Le soleil qui l’a vu, l’air qu’il a respiré,
Ces murs que souille encor son cadavre exécré,
Ces dalles que ses pieds funestes ont touchées,
Les armes des héros par ses mains arrachées,
Et les trésors conquis dans les remparts fumants,
Et ce que j’ai conçu de ses embrassements !
Courons ! Crions la mort du Roi. Qu’Argos se lève !
Il faut saisir la hache et dégaîner le glaive,
Et traîner le tyran par les pieds hors des murs !
Les actes les plus prompts, amis, sont les plus sûrs.
Certes ! allons ! Il faut que la foule accourue
Dans ce palais fatal, furieuse, se rue.
Hâtons-nous !
L’épouvante est au seuil de chaque citoyen.
Le fils de Thyestès, de l’éclair de sa lance,
Sur toute bouche ouverte a cloué le silence.
Faites ainsi. Sinon, par l’homme châtié
Qui gît là ! par les noirs Daimones ! sans pitié
Pour votre barbe blanche et pour vos larmes vaines,
L’inexorable airain épuisera vos veines :
Vous mourrez tous, vieillards ! J’en jure un grand serment.
Reine Klytaimnestra, tu parles hardiment.
Nous remettons aux Dieux la vengeance prochaine !
Mais si la foudre, un jour, sur ton front se déchaîne,
Si l’expiation se mesure au forfait,
Souviens-toi, femme !
Quittez ce vain souci dont votre âme est chargée.
Allez !
Maintenant, que la foudre éclate au fond des cieux :
Je l’attends, tête haute, et sans baisser les yeux !