Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/615

Cette page a été validée par deux contributeurs.
611
ESCHYLE SUR LA SCÈNE FRANÇAISE.

richesse de son génie avait créé avec les anciennes légendes de la Grèce. Il y a là de quoi satisfaire le goût des sensations fortes, et l’on conçoit que la pensée de rendre un pareil genre de beautés ait séduit un poète épris des grands aspects et des effets de couleur.

On ne peut se dissimuler que c’était là une tâche fort difficile. Une première difficulté consistait dans l’insuffisance de nos ressources pour traduire la langue du poète athénien, laquelle est loin d’être simple. On se rappelle les plaisanteries d’Aristophane dans les Grenouilles sur ces vers « empanachés, » sur ces mots « fortement charpentés, construits comme des tours, que lance avec un souffle de géant ce lion rugissant, à la crinière hérissée. » Les principaux personnages d’Eschyle, ces êtres divins ou voisins de la divinité, parlent un langage merveilleux, sans aucune analogie avec la prose. Les morceaux lyriques sont des composés de hardiesses de toute sorte, mots forgés par le poète, flots d’images, de sonorités éclatantes, de rythmes expressifs qui grandissent et entraînent magnifiquement la pensée. Un traducteur moderne, quelles que soient les richesses de son style, quelles que soient celles de sa palette, paraîtra toujours timide et terne ou raide et guindé. Ce serait donc se montrer trop exigeant pour M. Leconte de Lisle que de lui reprocher de ne pas rendre complètement les puissans effets du texte grec. Sachons-lui plutôt gré d’avoir réussi à nous en donner quelquefois le sentiment. Il n’est pas helléniste, et l’on peut douter, même en lisant ses traductions en prose, qu’il traduise toujours directement sur l’original ; mais il a peut-être mieux que la science du grec, qui ne serait à elle seule que d’un médiocre secours : il est profondément et religieusement ému par la beauté de ces grandes œuvres qui portent les noms d’Homère, d’Eschyle et de Sophocle. On sait même qu’il n’est pas loin de penser que, depuis, la longue histoire de la poésie, à travers les siècles et dans le monde entier, se résume dans le mot de décadence. Sa poésie à lui, dans les Érinnyes, a le mérite de donner souvent, par la pompe sonore et la brillante solidité des vers, une impression eschylienne ; et c’est déjà quelque chose.

Quant à ce qui est de la langue elle-même, rappelons, sans y insister, que son principal et à peu près son unique moyen se réduit à franciser plus ou moins des mots grecs en y adaptant nos terminaisons, ou à regréciser des mots devenus français en les rapprochant de la forme présumée primitive. C’est un procédé qu’il avait déjà cru devoir employer dans sa traduction en prose d’Homère : à plus forte raison ces petites hardiesses lui ont-elles paru à leur place dans une imitation en vers de l’Orestie. De même que